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quelques bouteilles de sherry et de l’inévitable soda-water, un revolver et un fusil à deux coups. MM. Edkins et Dickson s’étaient équipés de la même manière. Les trois Anglais, naviguant en escadre, s’éloignèrent du port de Shang-haï entraînés par le flot, et poussés, à une vitesse de quatre milles à l’heure, par les grandes godilles que manœuvraient à l’arrière de chaque bateau, avec un balancement régulier, les matelots chinois.

Ce ne fut pas sans quelque peine que cette escadre se dégagea de l’effrayant encombrement de bateaux et de jonques qui couvrent jusqu’à une certaine distance de Shang-haï les eaux de Wang-pou : ici, les jonques qui font les voyages d’Amoy et du sud ; là, celles qui remontent vers la côte du Shan-tung ; plus loin, les bateaux qui naviguent en rivière et se dirigent vers le grand canal. C’est par centaines, par milliers, que M. Cooke compte ces navires, de toute grandeur, dont l’immense assemblage ne lui rappelle rien moins que la vue de Liverpool, déclaration bien éloquente sous la plume d’un Anglais ! Nous voici enfin en pleine eau, godillant au milieu d’une belle et large rivière, qui, bienveillante d’abord et docile à l’aviron, se soulève peu à peu au souffle de la brise, moutonne, prend les airs d’un océan furieux, et force l’escadre à chercher refuge dans une crique, près d’un village que domine une gracieuse pagode. À la nuit, la brise mollit, et les bateaux relèvent l’ancre : nuit admirable ! s’il faut en croire M. Cooke ; la barque saute encore sur la lame, mais une température tiède, la lune toute ronde, les étoiles qui étincellent au firmament, le sillage phosphorescent des bateaux !… Joignez à cela le chant des grenouilles et même le bourdonnement des moustiques, car tout est confondu dans l’extase de M. Cooke, qui passe une partie de sa nuit en plein air, sur le dos, au clair de la lune. Admettons cette nuit charmante, si complaisamment décrite par le voyageur enthousiaste, ou plutôt reconnaissons là cette disposition d’esprit dans laquelle se trouvent parfois les voyageurs transportés tout d’un coup dans une région nouvelle. N’oublions pas que M. Cooke était déguisé en Chinois, qu’il était rasé, qu’il avait une queue. Il s’est fait Chinois, et en admirant ainsi, dans sa prose épistolaire, un paysage nocturne du Céleste-Empire, il exalte sa récente patrie avec l’ardeur d’un néophyte. A-t-il donc oublié et le beau ciel de l’Egypte et les magiques tableaux des nuits tropicales ?

À son réveil, M. Cooke se trouva devant le village de Min-hang. Il y fit la rencontre d’un médecin chinois, récemment échappé de Nankin, où il était demeuré pendant quelque temps prisonnier des rebelles. C’était une bonne occasion pour recueillir des renseignemens sur cette fameuse insurrection qui depuis plusieurs années s’est installée, comme un état dans l’état, au cœur même du Cé-