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de Russie, il a suivi dans l’Inde les luttes de l’insurrection. Sans lui, l’expédition de Chine n’eût pas été complète. Alors que le gouvernement jugeait nécessaire d’envoyer là-bas, pour représenter sa politique, l’un des membres les plus éminens de la pairie, lord Elgin, le Times ne pouvait se dispenser de détacher vers les mêmes régions l’un de ses plus habiles écrivains. Le public se serait-il contenté des maigres détails qui lui auraient été fournis, dans les colonnes hospitalières du journal, par quelques correspondans de hasard s’abritant sous les signatures de Verax, de Chinophilus, de Merchant ? Non, certes. L’affaire était bien digne d’un correspondant spécial, et M. Cooke devint ainsi le plénipotentiaire du Times.

Rude besogne, en vérité ! Voyez-vous ce malheureux gentleman obligé d’être présent partout, de tout voir, de tout entendre et de tout écrire ? À lui de s’arranger pour ne point manquer le spectacle et pour s’installer à temps aux premières loges. Si l’on négocie, il se tiendra près de lord Elgin. Il ne perdra de vue ni les secrétaires, ni les interprètes ; il saisira au vol les conversations ou devinera par une intuition rapide les demi-secrets des conférences et quelques fragmens de protocoles. L’escadre se prépare-t-elle à une expédition, doit-on attaquer les jonques chinoises, enlever un fort, brûler un village : soyez sûr qu’il ne sera pas loin de l’amiral ou du général en chef. Et quelle corvée un jour de combat ! Il ne lui suffit pas de dénombrer les forces engagées, d’étudier le terrain, comme le ferait un ingénieur ou un paysagiste, d’observer l’ensemble des mouvemens et d’enregistrer la victoire. Il faut qu’il marche avec la troupe, qu’il recueille au passage, à travers la fumée et le brouhaha de la lutte, les belles actions, les bons mots, les blessures, les morts, les échappées miraculeuses, les incidens émouvans ou drolatiques, tous les tableaux de genre qui remplissent le cadre ; il faut qu’il soit là au premier coup de canon, et que son regard ait vu fuir les derniers Chinois ! Quand le combat est fini et que chacun se repose, sa tâche, à lui, n’est qu’à moitié faite. Vite la lettre au Times ! Harassé, essoufflé, n’en pouvant mais, il écrit, sans désemparer, l’histoire complète de la journée. Il n’y a pas une minute à perdre, car ici près chauffe le paquebot qui va porter à Suez la courte dépêche de l’amiral. Enfin le pli est fermé, scellé, mis à la poste, et alors, alors seulement le special correspondent respire.

Comment se fait-il qu’un simple écrivain, une sorte de chroniqueur, puisse ainsi se faufiler dans les couloirs des chancelleries ou dans les rangs des états-majors pour mettre un journal, et par ce journal le monde entier, dans la confidence des faits et gestes d’un ambassadeur et d’un amiral ? Comment les personnages officiels supportent-ils la présence de cet intrus, qui vient là précisément pour répéter ce qu’ils disent, pour rapporter ce qu’ils font, et même pour