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Cependant le père Ithier comparut devant le tribunal de l’Ormée. Celui qui faisait l’office de procureur-général était un apothicaire, qui conclut à ce que le père Ithier fût coupé en autant de quartiers qu’il y en avait à Bordeaux, et ses membres attachés aux diverses portes de la ville. Un autre juge, qui était un pâtissier, opina pour qu’il fût roué tout vif et ses cendres jetées au vent. Chacun opina selon le caprice de sa barbarie. Le tribunal étant fort nombreux, on ne put terminer l’affaire en une seule séance; il en fallut plusieurs. Chaque fois le malheureux cordelier était conduit de l’hôtel de ville chez le prince de Conti pour prendre aussi l’avis du prince, qui réunissait alors tous les pouvoirs et était comme une espèce de dictateur entre les mains de l’Ormée. Le pauvre père marchait à pied, traîné par cinq ou six misérables suivis de plus de cinq cents ormistes, armés de fusils et de hallebardes, et de la plus vile populace criant sans cesse : « Il faut qu’il meure. » En effet, tous ceux qui avaient opiné jusque-là ayant été pour la mort, il n’y avait pas d’espérance qu’on pût sauver l’infortuné. Heureusement Mme de Longueville veillait sur lui. Elle s’était prêtée à le faire arrêter dans le premier mouvement d’indignation; mais quand elle vit le sort affreux qui l’attendait et le sang d’un religieux prêt à retomber sur sa tête, elle résolut d’arracher le père Ithier au supplice qui lui était destiné et sa propre conscience à une responsabilité aussi cruelle. Elle déploya en cette circonstance son adresse et son habileté ordinaires[1]. Grâce à ses inspirations, on décida que, pour juger définitivement une personne de cette importance, on formerait un grand conseil où seraient appelés, à côté des principaux ormistes, un assez bon nombre d’officiers de l’armée, et ce nouveau tribunal fut présidé par Marsin, dont les manières rudes et sévères lui donnaient un grand crédit dans le peuple. Mais Marsin était dans la main de Mme de Longueville. Devant cette espèce de conseil de guerre, le père Ithier fut condamné seulement à faire amende honorable en divers endroits de la ville et à être enfermé dans un cachot le reste de sa vie, au pain et à l’eau. La sentence était dure, mais l’instinct de l’esprit de parti ne se trompa pas sur l’intention qui l’avait dictée, et l’Ormée frémit de rage de se voir enlever l’un des chefs de la conspiration. Avant l’exécution de la sentence, on rasa le pauvre religieux, on lui ôta sa marque de prêtre, on le dépouilla de ses habits, puis on le mit sur une charrette, le bourreau derrière lui, la corde au cou, la torche au poing, et sur le front un écriteau avec ces mots en gros caractères : traître à la patrie. Il fut ainsi traîné dans les principales rues de Bordeaux

  1. Mémoires de Cosnac, p. 43, et Mémoires du père Berthod, p. 415.