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avons fait connaître le talent délicat et l’âme servile; Marigny[1], presque aussi spirituel et plus méchant que Sarasin; avec eux Guilleragues, se formant à cette bonne école dans l’art d’amuser et déplaire qui un jour lui méritera l’éloge de Boileau[2]; Chémeraut Barbezières, officier hardi, sans scrupules et sans mœurs, et quelques autres encore dont il sera question plus tard. Les deux lettrés ne s’entendirent pas longtemps, et se querellèrent. Il paraît que, dans ces démêlés. Mme de Longueville prit parti contre Marigny. Il fut contraint de quitter la place, jurant à Sarasin et à sa protectrice une haine de bel esprit offensé. De Paris, il adressa à son ancien maître une lettre contre son rival, qui irrita le prince et sa sœur; on parla même de supprimer la pension de Marigny : il n’en devint que plus ulcéré, et mit ses rancunes au service de celles de La Rochefoucauld et de Mme de Châtillon. Sans cesse il écrit contre Mme de Longueville à Lenet, qui, gagné lui-même à la conspiration, accueille fort bien ses lettres, et en fait part à Condé, en sorte que, grâce à la connivence de Lenet, les traits forgés à Paris y revenaient par Bordeaux : manœuvre habile, qui secondait à merveille la machine conduite par La Rochefoucauld[3] Sarasin, qui

  1. On en a un petit volume : Œuvres de vers et de prose de M. de Marigny, in-12, Paris 1674. Il est auteur aussi d’un petit poème du Pain bénit, imprimé en 1673. Tallemant, t. IV, p. 263, en fait le portrait suivant : « Il est bien fait, il parle facilement, sait fort bien l’espagnol et l’italien, et n’ignore pas un des bons contes qui se font en l’une des trois langues; fait des vers passablement; pour du jugement, il n’en a point. » Tallemant devait aussi parler de lui dans la Fronderie. Marigny est mort en 1670.
  2. Boileau, Epître V :

    Esprit né pour la cour et maître en l’art de plaire,
    Guilleragues, qui sais et parler et te taire.

  3. On peut voir toutes ces intrigues dans Lenet. Il est certain que Marigny avait été pendant la fronde au service du prince de Conti, puisqu’il en tenait une pension qu’il fut question de lui ôter (Lenet, p. 574; lettre de Marigny du 22 septembre 1652), et qu’il avait été avec lui quelque temps à Bordeaux, car dans une autre lettre du 25 septembre il parle à Lenet des affaires de Bordeaux en homme qui les sait à fond et y a mis la main. Il s’applique à tourner de plus en plus Lenet contre Mme de Longueville. On a vu (dernière livraison de la Revue, p. 775) que, dans les premiers troubles de l’Ormée, Lenet avait été chargé par Condé de rechercher la part qu’y pouvaient avoir Mme de Longueville et le prince de Conti, et qu’à ce propos il y avait eu une explication assez vive entre Lenet et la princesse, qui avait versé des larmes en s’entendant accuser de nuire à Condé. En même temps elle avait assuré Lenet qu’elle ne songeait pas à le desservir auprès de son frère, et qu’il pouvait compter sur son amitié, ce qui était parfaitement vrai, comme l’avenir l’a bien fait voir. Il paraît que Lenet avait raconté tout cela à Marigny; celui-ci, craignant un rapprochement entre Lenet et la princesse, s’efforça de l’empêcher. «Je suis bien aise, lui écrit-il, de vous donner un avis que, quelque chose que fasse Mme de Longueville, elle ne fera rien pour vous, que ses larmes à votre égard sont des larmes de crocodile. » Sur cela, il lui raconte une historiette où il a soin de placer ces mots : «Le prince de Conti, qui languit, comme vous savez, pour Mme de Longueville sans lui en rien dire, » n’osant pas calomnier tout à fait Mme de Longueville, mais tâchant de la rendre suspecte et ridicule. Il ajoute, et cela le trahit : « Au surplus, vous ne devez point douter que le Sarasin, qui va comme veut Mme de Longueville, ne pousse M. Le prince de Conti contre M. Lenet de tout son pouvoir, et je ne doute point qu’il n’ait été un des principaux auteurs de la cabale. Je vous en parle sans passion, et je ne pense pas me tromper, et je ne sais pas si vous ne feriez pas bien d’en faire avertir M. Le Prince, ou de lui écrire même sur ce sujet, ou d’en écrire à M. de La Rochefoucauld, afin qu’il en parlât plus amplement. » Ainsi c’est par vengeance contre Sarasin et le prince de Conti que Marigny excite Lenet contre Mme de Longueville; il l’engage à écrire contre elle à M. Le Prince ou à La Rochefoucauld, qui saura bien tirer parti de ces bavardages.