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fortifications et de plusieurs des portes de Rome, à la construction de ponts, d’églises, de monumens funèbres, sa préoccupation dominante et presque unique était cependant pour Saint-Pierre, qu’il voulait terminer avant de mourir. La vieillesse l’atteignit sans l’abattre, et il resta actif et debout jusqu’aux dernières limites de l’âge humain. Les années n’affaiblirent pas plus sa pensée que son corps, et c’est à quatre-vingts ans passés qu’il fit la plupart des calculs pour la coupole de Saint-Pierre et le beau modèle qui est conservé au Vatican. Ses opinions ne paraissent pas s’être démenties davantage. Après avoir obstinément résisté aux prévenances si amicales et si flatteuses que le duc Cosme lui prodiguait, il semble, il est vrai, qu’il lui ait tout à la fin de sa vie pardonné d’être le dominateur de sa patrie; mais bien qu’il eût formé à plusieurs reprises et très sérieusement le projet de retourner à Florence pour y mourir, il s’excusa toujours auprès du duc, tantôt sur son grand âge, tantôt sur ses travaux, et l’on peut croire que les rancunes du vieux républicain vaincu l’affermirent dans sa détermination de ne point quitter Rome. Les progrès croissans de la décadence et les premiers excès de ses disciples n’ébranlèrent point ses idées sur l’art. On sait avec quelle admiration et quelle sévérité il parla de Titien après être allé le voir au Belvédère avec Vasari. Pendant ces longues années déclinantes qui voient les sources de la vie se tarir de jour en jour, et l’enthousiasme, cette ivresse providentielle qui rend tout facile à la jeunesse, s’affaiblir et s’éteindre, il garda le silence sur ses plus intimes sentimens : il n’a rien témoigné de ce qu’il souffrait d’une solitude peuplée naguère des imaginations de son génie, remplie hier encore d’une affection ardente et sacrée, mais devenue par la mort de Vittoria plus vide et plus morne que jamais. Il disait de lui-même avec fierté : « Pour moi, dans mes chagrins, j’ai du moins ce contentement que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l’envie que je ne cherche les louanges du monde, de ce monde injuste et trompeur qui ne protège que ceux qui le paient le plus d’ingratitude, et je marche dans des routes solitaires[1]. »

A bien des égards cependant, sous l’influence de Vittoria, l’âpreté de son caractère s’était adoucie. Dans ses dernières années, il se plaisait à rendre justice à Bramante, qu’il avait jadis accusé avec trop d’amertume, quoique non sans motifs. « On ne peut refuser à Bramante, écrivait-il, d’avoir été un aussi grand architecte qu’aucun de ceux qui aient paru depuis les anciens jusqu’à nos jours. Il posa les premiers fondemens de Saint-Pierre. Son plan, clair, simple, lumineux, ne devait nuire en rien à aucun des détails de ce vaste monument. Sa conception fut regardée comme une belle chose, et elle doit l’être encore, en sorte que quiconque s’est éloigné de l’ordonnance de Bramante s’est éloigné de la vérité[2].» Et Vittoria pouvait louer devant lui, sans le blesser, Raphaël, qu’il avait soupçonné, non sans vraisemblance, d’avoir trempé dans les intrigues relatives à la Sixtine. «Raphaël d’Urbin a peint à Rome un chef-d’œuvre

  1. Madrigal 29.
  2. Lettre à messire Bartolomeo.