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moment où le chômage commence pour eux dans les champs. Grâce à elles, les attelages, inactifs pendant la morte saison, trouvent dans le transport des bois un emploi fructueux, et deviennent l’occasion de bénéfices considérables. Le bûcheron commence son travail vers le mois de novembre pour le terminer à la fin de mai ; il abandonne alors la hache et la scie pour la faux, l’abatage et le façonnage du bois pour la moisson. C’est un curieux sujet d’études que cet homme, qui vit la moitié de sa vie en forêt, qui fait tomber sous les coups de sa cognée ces géans de la végétation, qui les débite en pièces de charpente ou en bois de chauffage, qui les schlitte sur les flancs des montagnes[1] jusqu’au fond des vallées, où seulement les voitures peuvent venir les prendre, qui prépare enfin pour notre usage ce bois que nous voyons flamber dans notre cheminée, sans nous douter au prix de quels efforts il a pu être mis à notre portée. Le bûcheron est ordinairement entouré de sa famille, dont chaque membre, dans la limite de ses forces, participe à ses travaux : l’un coupe les branches ou façonne les fagots, l’autre empile les bûches pendant que sa femme, accroupie près du feu, prépare pour tous un frugal repas. Les véritables bûcherons, ceux qui font du travail du bois leur métier à peu près exclusif, qui, après avoir abattu l’arbre, le convertissent en charbon, le débitent en planches ou en fabriquent des sabots, ne quittent guère la forêt ; ils y passent la nuit dans des baraques en bois, établies sur le lieu même de leurs travaux avec des pièces de bois prises dans la coupe ; ils suivent les exploitations, et se transportent chaque année avec leurs outils sur les points où le travail les appelle. Il n’en est pas de même de ceux qui ne sont bûcherons qu’accidentellement, et qui ne s’éloignent pas des forêts voisines de leur domicile : ceux-ci rentrent au village presque tous les soirs, et ils y rapportent des copeaux, des bois morts, des menus bois, qui font en quelque sorte partie de leur salaire, et qui suffisent à leur chauffage pendant l’année tout entière.

  1. Le schlittage, ainsi que l’indique son étymologie (schlitt, traîneau), est une opération qui consiste à charrier des sommets des montagnes jusqu’au fond des vallées les bois déjà façonnés. Les traîneaux employés à cet usage sont plats et disposés de manière à recevoir une charge considérable qui s’élève jusqu’à 5 et 6 mètres cubes ; ils sont munis par devant de deux brancards recourbés qui servent au schlitteur tantôt à les retenir, tantôt à les traîner. La voie par laquelle s’effectue la descente est formée de bûches parallèles, distantes de 40 centimètres environ et maintenues dans leur position par des piquets fichés en terre. Ces chemins, qui suivent les sinuosités de la montagne, sont quelquefois jetés comme des ponts à claire-voie au-dessus des ravins et des précipices. Le schlitteur doit se retenir avec les pieds à chaque échelon de cette échelle gigantesque, et arrêter en s’arc-boutant la marche de plus en plus précipitée du fardeau qui le pousse. Le moindre faux pas de sa part est inévitablement suivi d’une catastrophe. Une fois déchargé, le traîneau est remonté à vide pour servir à de nouveaux voyages.