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et l’apologie que l’auteur fait de ce vieux loisir est aussi la meilleure apologie que le critique puisse présenter d’Adam Bede. « Ne soyez pas sévère pour lui, lecteur, et ne le jugez pas d’après notre critérium moderne ; il n’a jamais fréquenté Exeter-Hall, assisté aux sermons d’un prédicateur populaire, lu les Traités pour le temps présent et le Sarlor resarlus. »

Adam Bede est un réquisitoire modéré et bienveillant, mais enfin un réquisitoire contre la beauté, l’imagination, la vie idéale, un plaidoyer en faveur de la médiocrité, des vertus modestes et de la vie obscure. L’auteur semble surtout poursuivre la beauté avec un acharnement chrétien tout à fait particulier. On dirait qu’il la considère comme un don qui n’a rien de divin, comme un don simple de la nature en opposition avec les dons de la grâce. — C’est un don fatal, qui ne porte pas bonheur, dirait-il, s’il osait parler haut, et sur lequel la malédiction de Dieu est étendue. Songez à tout ce que ce funeste privilège engendre de péchés et de désirs du péché, de souffrances et de douleurs de tout genre. C’est, après le génie, la source la plus féconde en misères et en humiliations. La beauté semblerait faite pour une vie menée dans des conditions idéales ; mais hélas ! l’idéal n’est pas de ce monde, et il faut nous contenter d’une vie réelle et modeste avec laquelle la laideur est en plus parfaite harmonie. Poètes, artistes, amans, reconnaissez donc la moralité de la laideur, de la médiocrité, et le rôle bienfaisant que les vertus modestes jouent dans le monde. Et après tout qu’importe la beauté, puisque la vie est faite pour l’action et non pour le désir ? Telle est la doctrine littéraire que l’auteur a prèchée durant trois volumes. Peut-être a-t-il raison ; en tout cas, nous lui accorderons que sa manière de voir aurait rempli de bonheur la pratique Marthe du Nouveau-Testament. Nous approuvons la doctrine de l’auteur sans la partager, car toutes nos préférences sont naturellement tournées vers la doctrine opposée, qui est représentée dans l’Évangile par Marie, vers la doctrine de la contemplation, de l’idéal. Et de crainte que M. Elliott ne nous accuse trop vite de professer une doctrine trop peu chrétienne, nous lui rappellerons que Jésus-Christ lui-même semble avoir pensé comme nous, et donné la préférence à la contemplation sur l’activité pratique, au désir violent qui conquiert le royaume des cieux sur la modestie aisément satisfaite des conditions de la terre.


EMILE MONTEGUT.