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J’ai essayé autant que possible de faire comprendre l’esprit du livre, la manière de penser de l’auteur sur l’art et le monde, qui est beaucoup plus importante que les aventures de ses héros. Un tel livre résiste à la dissection, et perdrait sous une sèche analyse tout son éclat et tout son parfum. La beauté propre à ce livre ne peut s’expliquer par une analyse, car elle réside précisément dans ce que l’analyse est obligée de dédaigner, dans l’abondance des détails, la multiplicité des petits faits. C’est un livre composé de nuances. L’histoire que M. Elliott a racontée dans ces trois longs volumes est d’une simplicité extrême ; mais l’auteur, on peut le dire, a épuisé toutes les richesses de la réalité. Il nous fait suivre tous les pas de ses personnages, il nous fait assister à toutes les délibérations de leur volonté. Il n’y a pas une de leurs pensées, un de leurs rêves, une de leurs hésitations qu’il ait laissé échapper. Il est curieux de voir dans son livre, par l’enroulement des incidens et les péripéties pour ainsi dire insaisissables de l’existence monotone de chaque jour, comment nous faisons nous-mêmes notre destinée sans nous en apercevoir, comment nous construisons librement cet échafaudage de fatalité contre lequel nous nous révoltons plus tard et qui est notre œuvre, avec quelle innocence et quelle candeur nous préparons notre ruine ! Oui, tout cela a été préparé librement, et pourtant toute la prudence du monde n’aurait pu l’éviter ; nous sommes les esclaves de notre liberté, nous sommes les victimes de nos vertus comme de nos vices. L’homme n’a qu’un instant pour choisir, dira quelque sage trop stoïque, et cet instant passé, notre choix est irrévocable. — Cela est fort bien raisonné, ô sage stoïque ! mais quoi ! si le choix n’existait pas dans le fait que nous nous reprochons, s’il paraissait aussi indifférent de le faire ou de ne pas le faire, qu’il est indifférent de lever le bras ou de le laisser tomber ? Quand nous étudions minutieusement le spectacle que nous présente le monde, nous nous sentons pénétrés d’une grande bienveillance, et nous ne sommes plus portés à accuser et à haïr. Nous comprenons tout, nous excusons et nous pardonnons tout, nous ne nous sentons plus d’ennemis. Un optimisme souriant et triste remplace les noires rêveries et le pessimisme misanthropique, et nous nous disons qu’en définitive tout est bien, et qu’il n’y a de mauvais que l’irréparable. C’est cette leçon d’indulgence et de sympathie qui ressort du livre de M. Elliott, et que le sort compatissant apprit au héros de son histoire. Adam Bede était un jeune homme sage et pratique, dont toutes les actions même les plus insignifiantes étaient calculées, dont toutes les paroles étaient pesées, et cependant toute cette sagesse ne l’empêcha point de devenir amoureux de la belle Hetty Sorrel. Hetty fut séduite, innocemment séduite par