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Ils ont passé leur jeunesse en gilet de laine et en bonnet de papier, en vestes noircies par la poussière de charbon et tachées de chaux et de peinture ; dans leur vieillesse, leurs têtes blanches se dressent aux places d’honneur à l’église et au marché, et durant les soirs d’hiver, assis autour de leurs foyers brillans, ils racontent à leurs fils et à leurs filles vêtus d’habillemens cossus combien ils se sentirent heureux lorsque, pour la première fois, ils gagnèrent leurs deux pence par jour. Il en est d’autres qui meurent pauvres et qui ne posent pas la veste de l’ouvrier de toute la semaine : ils n’ont jamais eu l’art de devenir riches ; mais ce sont des hommes auxquels on peut se confier, et lorsqu’ils meurent avant d’avoir fourni leur carrière de travailleur, c’est comme si une vis principale venait à manquer subitement dans une machine : le maître qui les employait dit : « Où trouverai-je son pareil ? »


M. Elliott, comme on le voit, tient à ne rien exagérer et à rester scrupuleusement fidèle à la réalité. Il est vraiment étonnant de remarquer toutes les peines singulières qu’il se donne pour faire rentrer les caractères qu’il nous présente sous la loi commune. Il ne fait sortir ses héros de la foule que pour les y replonger à l’instant. S’il aperçoit en eux une qualité exceptionnelle, il se gardera bien de la mettre en relief et de l’agrandir ; au contraire, tout aussitôt il l’atténuera, la diminuera par quelque qualité ordinaire ou même négative. Il évite la grandeur avec autant de soin que d’autres la recherchent. Presque tous les caractères qu’il a mis en scène ont un côté par lequel ils sortent de la loi commune et pouvaient devenir des types : la ferveur religieuse de Dinah, la sécheresse d’Hetty, la volupté du travail chez Adam Bede. L’auteur n’a pas voulu faire triompher ces qualités et ces défauts au détriment des autres. Il lui aurait fallu pour cela supprimer trop de nuances, renoncer à trop de détails. Ce qui est plus singulier, c’est que ces scrupules semblent le suivre sur un autre terrain que le terrain littéraire : je veux dire le terrain de la religion et de la foi. De même qu’il évite de donner de la grandeur à ses personnages, il évite de donner à ses opinions religieuses une expression trop éclatante. On dirait qu’il n’a qu’en médiocre estime l’ardeur religieuse et l’aspiration violente de l’àme vers la vérité. Il a un certain dédain, qu’il n’est pas parvenu à cacher, pour Seth Bede le mystique, qui n’apparaît qu’au second plan, comme un personnage presque inutile, et trop occupé des choses du ciel pour prendre part à une action qui se passe sur la terre. La ferveur religieuse de Dinah Morris ne lui plail qu’à demi. On distingue assez bien qu’il la regarderait comme une monstruosité, si elle devait se développer au détriment des autres facultés de l’âme, et si elle ne devait pas finir par conclure une alliance avec la nature. Le sentiment qui domine dans le livre est celui de la tolérance, aussi bien dans les choses divines que dans