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à attendre que du Dieu invisible et lointain qu’elle implore. Cette face grotesquement souriante n’est plus ridicule maintenant, au contraire elle nous communique quelque chose de sa joie. Mais si l’écrivain réaliste est autre chose qu’un chrétien, n’espérez point de tels miracles sympathiques ; il ne se donnera pas la peine de pénétrer au fond des âmes, il raillera avant de sympathiser, il observera au lieu d’aimer, et il s’en tiendra par conséquent aux apparences extérieures, qu’il dessinera exclusivement. Ces formes, ces apparences cependant ne sont pas la réalité, mais l’enveloppe de la réalité : elles sont laides, informes, grossières, tandis que les sentimens qu’elles recouvrent sont beaux et touchans. N’importe, il vous les mettra sous les yeux comme un objet de risée, et vous invitera à vous en divertir. Regardez, vous dira-t-il, cette série de pauvres diables ; auriez-vous jamais cru que votre semblable fût aussi laid ? Ils sont ridicules, amusez-vous d’eux ; ils sont grossièrement vicieux, méprisez-les sans scrupule ; ils sont idiots, riez donc ! Démocratie, fraternité, combien il est vrai qu’en dehors du christianisme on ne sait où vous trouver, et que partout ailleurs il n’y a qu’indifférence mercantile ; insolence aristocratique, sauvagerie populaire, sécheresse scientifique et vanité lettrée !

Il est si vrai que la doctrine littéraire du réalisme n’est possible qu’avec le christianisme, qu’elle est sortie directement de lui, et qu’elle n’a été pour ainsi dire qu’une des nombreuses conséquences de la plus importante de ses révolutions. L’art et la littérature réalistes sont nés le jour où le protestantisme est venu au monde. Parmi les nombreuses conséquences de la grande révolution religieuse du XVIe siècle, il n’y en a pas de plus naturelle et plus logique que celle-là. La glorification des humbles conditions de la vie et des modestes vertus domestiques devait logiquement sortir de la doctrine qui la première proclama à la face du monde les droits de l’honnêteté. Le protestantisme en effet fut dans son origine une révolte de la simple honnêteté contre l’astucieuse tyrannie de l’esprit, et, quelles que soient les révolutions qu’il a subies, il n’a jamais oublié son origine. L’honnêteté est donc, sinon une vertu, au moins une puissance de date récente, car elle a fait son apparition avec Luther. Ce fut au nom de l’honnêteté, et non pas au nom de la sainteté, de l’inspiration divine ou du patriotisme outragé, que Luther protesta contre la brillante exploitation de l’Allemagne par l’Italie. Dès lors l’honnêteté s’installa dans le monde comme une nouvelle puissance avec laquelle eurent à compter l’esprit, le génie, la science, le pouvoir politique et même la sainteté, et depuis elle a résisté à tous les efforts. Cette puissance vint juste à temps après la décadence des institutions chevaleresques, après la corruption des institutions