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REVUE DES DEUX MONDES.

La dispute se serait envenimée, mais Jean Cassagne intervint et changea le sujet de la conversation. Frix se vit environné de gens qui lui manifestèrent leur admiration, et Moucadour alla servir les pratiques. Quand l’hôtelier vit que l’attention du public s’était détournée de lui, il fit un signe presque imperceptible à Angoulin, et ils sortirent de l’auberge.

Le lendemain de grand matin, Frix alla attendre Marguerite dans le petit bois attenant à la métairie. La jeune fille était pâle encore des émotions de la veille. — Il me tarde que cette course soit finie, dit-elle ; je ne vis pas, j’ai à peine dormi cette nuit, et quand je m’endormais, il me semblait vous voir déchiré par le taureau. Ne vous exposez pas tant aujourd’hui et laissez-leur le premier prix. Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous serons mariés ; je n’épouserai jamais Angoulin, et mon oncle se lassera. — Elle tremblait en parlant. Frix souriant lui tenait la main. — Petite Cicoulane, lui dit-il, tu deviens jolie, les messieurs commencent à te regarder. Tu veux reculer notre mariage ; je crois que tu ne m’aimes plus. — Hélas ! malgré ses terreurs, elle était enivrée du triomphe de son amant. Elle l’aimait plus qu’elle ne l’avait jamais aimé. Elle dégagea sa main, lui jeta ses deux lèvres sur le front et s’enfuit.

À deux heures, la course recommença ; le cortège fit comme la veille le tour de l’arène, et les autorités prirent possession de l’estrade. Les spectateurs étaient nombreux ; le défi porté par Frix avait engagé beaucoup d’amateurs à rester à Sainte-Quitterie. Lorsqu’il parut, tous les regards se dirigèrent vers lui ; il était bien véritablement le héros du jour ; si le public eût osé, il l’eût applaudi. En passant près de Margaride, il la salua du regard et haussa les épaules en signe de mépris pour lui indiquer qu’il n’y avait rien à craindre.

— Eh bien ! garçon, dit Moucadour quand il le vit arriver, voici le moment de te montrer. Tu parlais bien hier au soir ; mais la nuit porte conseil. Tu aimeras peut-être mieux attendre jusqu’à la fin de la course ; cela pourra s’oublier.

Frix le regarda en face. — Choisis la loge, dit-il.

— La première, dit Moucadour.

Frix alla droit à cette loge, mesura dix pas, jeta son béret sur le sable et le mit sous ses pieds.

— Je suis prêt, dit-il.

Il se fit un grand silence sur les théâtres. Margaride se soutenait à peine. La loge s’ouvrit. Au lieu de rester ferme à son poste en voyant l’animal s’élancer sur lui, Frix fit un pas en arrière. En moins d’une seconde, il eut repris sa position ; mais son sang-froid l’avait abandonné. Ce qui avait causé son étonnement et celui de tous les spectateurs, c’est qu’au lieu de voir sortir de la loge le