Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

et se mit à regarder autour de lui d’une façon peu rassurante. Il n’inspira qu’une médiocre confiance aux amateurs de l’arène, si bien que beaucoup d’entre eux escaladèrent les barrières et allèrent se réfugier au milieu des spectateurs. Cependant les écarteurs se placèrent à quinze pas de l’animal, les pieds joints, et poussant une sorte de sifflement qui a le don d’exciter la colère du taureau. Celui-ci les regarda les uns après les autres, et, faisant son choix, partit comme une balle sur un jeune homme de Gavarret. Cet écarteur avait la réputation de franchir le taureau avec une remarquable agilité. En effet, lorsque le taureau arrive sur l’écarteur, celui-ci n’a que deux façons de l’éviter : faire un demi-tour lorsque le taureau va donner son coup de corne, ou profiter de l’instant où l’animal a la tête baissée et sauter en l’air les jambes écartées. Le taureau, obéissant à la force d’impulsion, passe entre les jambes de l’écarteur, qui retombe derrière lui. C’est ce qu’on appelle franchir le taureau. Mais soit que l’écarteur de Gavarret n’eût pas bien pris ses mesures, soit qu’il eût affaire à un animal expert à déjouer cette manœuvre, il fut pris en l’air par les cornes du taureau, qui d’un vigoureux coup de tête l’envoya rouler à dix pas de là sur l’arène. Il se releva souriant, mais ses habits déchirés étaient couverts de sang. Il avait dans la cuisse un coup de corne terrible. On fut obligé de le porter hors de l’arène. Des applaudissemens frénétiques saluèrent l’adresse du taureau, et les fanfares proclamèrent sa victoire. On le ramena ensuite dans sa loge, et on fit sortir les autres successivement. Ils furent tous assez brillans, mais les gens experts en ce genre de sport déclarèrent unanimement que les trois taureaux d’Angoulin étaient des animaux hors ligne. Les écarteurs, qui étaient en mesure de les apprécier, les trouvaient même un peu trop dangereux. Ils les appelaient bien à eux, mais ils ne les attendaient pas franchement. Au lieu de rester de pied ferme jusqu’à ce que, suivant une énergique expression du métier, « le taureau leur soufflât sur le ventre, » ils faisaient leur écart à trois ou quatre pieds du taureau, et surtout se gardaient bien de le franchir. Il y en eut quelques-uns néanmoins qui furent pris malgré leur prudence, et en somme il y eut à la fin de la journée une quantité de culottes déchirées et de côtes fracturées suffisantes pour illustrer la course de Sainte-Quitterie.

La prudence des compétiteurs de Frix fit briller son courage. Il avait à défendre l’honneur de son clocher. La présence de Margaride et même celle d’Angoulin surexcitaient sa témérité. Il franchit tous les taureaux qui se présentèrent, et il les attendit de si près, que la corne de l’animal effleurait ses vêtemens sans toutefois qu’il pût jamais être atteint. Les habitans de Sainte-Quitterie éclataient en bruyans applaudissemens. À chaque passe heureuse de leur com-