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Tout cela n’empêchait pas Cromwell de négocier aussi avec Mazarin, car il ne se proposait et n’avait à cœur qu’un seul grand objet, faire les affaires de l’Angleterre et les siennes propres par une voie ou par une autre. Il eût préféré sans doute, comme ardent calviniste, le triomphe des protestans de France sous des chefs tels que La Trémoille et Condé ; mais peu à peu il reconnut qu’en général les protestans étaient tranquilles et satisfaits, et que tous les efforts des calvinistes républicains d’Angleterre n’avaient réussi qu’à former à grand’peine à Bordeaux un parti violent, mais peu nombreux et incapable de rien de considérable. Cependant il ne laissait pas de faire servir cette ombre d’insurrection à effrayer Mazarin et à l’amener à son but, et il y réussit. Mazarin lui donna peu à peu toute assurance que la France, bien qu’en continuant de donner asile à la sœur et aux neveux de Louis XIII, n’entreprendrait rien pour le rétablissement des Stuarts, et il tint fidèlement sa parole pendant toute la vie de Cromwell. Pour lui inspirer une entière confiance, il alla même jusqu’à faire quitter la France au prince de Galles, auquel on avait reconnu jusque-là le titre de roi d’Angleterre, et de son côté, dès le milieu de l’année 1654, Cromwell dénoua d’abord, puis rompit tout à fait avec Condé, les frondeurs et les protestans. Spectacle admirable de deux grands hommes d’état, qui tous deux sacrifient les passions et les préjugés de leur parti à l’intérêt véritable de leur cause : Cromwell résistant à la tentation d’établir de petites républiques calvinistes en France, afin de faire reconnaître et de préserver de tout danger la grande république dont les destinées lui étaient confiées ; Mazarin faisant tout le contraire de ce que fera un jour Louis XIV, ne se piquant pas de trop de chevalerie envers un prince malheureux, traitant avec une république et avec un usurpateur pour mieux servir son roi, pour ne laisser aucun ferment de discordé en France, y voir partout renaître l’ordre, la paix, la soumission à l’autorité légitime, et n’avoir plus devant soi d’autre ennemi que l’Espagne affaiblie et dégénérée.


VICTOR COUSIN.