Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/754

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Enlèvement du Sérail que l’empereur Joseph II aurait dit ces mots souvent cités : « Très bien, mon cher Mozart, mais un peu trop de notes… — Pas une de plus qu’il n’en faut, sire, » aurait répondu le grand musicien, qui n’avait pas tout l’esprit que lui prêtent certains journaux parisiens, mais qui avait la conscience de son génie et la dignité d’un honnête homme. Weber, qui se connaissait apparemment en musique, — et surtout en musique dramatique, — a porté sur l’Enlèvement du Sérail un jugement digne de l’auteur du Freyschütz, et qui vaut l’approbation de Gluck. « J’ai une grande préférence, dit Weber, pour cette production charmante où débordent la gaieté, l’entrain, la douceur et le sentiment de la belle jeunesse de Mozart. Je crois sentir dans cette musique fluide et sereine ce charme indéfinissable, cette grâce et ce parfum de la vie heureuse que donne un premier amour. Oui, je pense que Mozart a déjà atteint dans cet ouvrage la perfection de l’art, et qu’il lui eût été plus facile d’écrire un second Don Juan que de retrouver l’inspiration sereine qui caractérise l’Enlèvement du Sérail[1]. » Voilà comment les maîtres de l’art parlent de leurs devanciers. Quant à ces écrivains sans goût et sans style qui cherchent à se venger sur la mémoire des hommes illustres des mécomptes d’une ambition grotesque et inassouvie, on peut leur appliquer ces belles paroles de Bacon : « Personne ne nie l’existence des dieux, hors celui à qui il sert que les dieux n’existent pas. »

Ce n’est pas la première fois que l’Enlèvement du Sérail est entendu à Paris. En 1802, une troupe de chanteurs allemands vint s’établir dans le théâtre de la Cité, qui prit le nom de Théâtre-Mozart, et elle y donna le 16 novembre le petit opéra de l’auteur de Don Juan. Mme Lange, belle-sœur de Mozart, y chantait le rôle de Constance. En 1838, une autre troupe allemande a exécuté l’Enlèvement du Sérail dans la salle Favart. L’ouvrage tel qu’on le donne au Théâtre-Lyrique a été arrangé un peu, quant au poème, et traduit librement par M. Prosper Pascal, jeune compositeur plein de goût, qui a écrit plusieurs recueils de mélodies et un petit opéra en un acte, le Roman de la Rose, qui méritait un meilleur accueil que celui qui lui a été fait par le public. M. Pascal a fait aussi quelques modifications à la partition de l’Enlèvement. Il y a intercalé un air de la Clemenza di Tito, supprimé le grand duo du troisième acte entre Belmonte et Constance, et réduit le poème en deux actes, en changeant le dénoûment. Entre le premier et le second acte, il a placé, comme intermède, la marche turque, qui se trouve dans une sonate pour piano de Mozart, et il l’a instrumentée, car je suppose bien que c’est lui, avec un goût qui dénote une connaissance familière du style de Mozart. L’entreprise de M. Pascal a parfaitement réussi. M. Battaille est remarquable dans le rôle d’Osmin, qu’il chante et qu’il joue en véritable artiste. M. Michot a toujours sa belle voix de ténor dans le rôle de Belmonte, et Mme Meillet ne se tire pas mal de la partie difficile de Constance. Mme Ugalde joue le rôle de Biondina avec beaucoup d’entrain. L’Enlèvement du Sérail, précédé d’Abou-Hassan de Weber, forme un charmant spectacle bien digne d’attirer les connaisseurs.

Depuis le Pardon de Ploërmel, dont la partition pour piano et chant vient

  1. Voyez Œuvres posthumes (Hinterlassene Schriften), t. III, p. 126.