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serais en quelque sorte affranchie de notre tutelle. Il était impossible que notre erreur se prolongeât au-delà de ce moment; mais cela te suffisait. Ce que tu voulais donc, c’était nous quitter et vivre indépendante loin de nous. Tu es encore bien jeune pour mener une pareille existence; mais il peut y avoir un moyen de te satisfaire sans te perdre. Nous avons une tante à Turin; elle a peu de famille, assez d’aisance pour rendre sa maison agréable. Veux-tu aller demeurer avec elle? Je me charge de disposer Mme Delmonte à te recevoir cordialement et à te garder auprès d’elle aussi longtemps que cela te conviendra….. Acceptes-tu ma proposition? Elle ne m’est dictée, je te le jure (et ici la voix de Pietro perdit pour la première fois un peu de cet accent sévère que Rachel ne lui avait jamais vu), elle ne m’est dictée que par un désir aussi sincère que profond de remplir tes vœux et d’assurer ton bonheur. Dis un seul mot... Tu ne réponds pas? Eh bien! j’attendrai. Réfléchis, consulte ma mère, ouvre-lui ton cœur, tu me répondras ensuite.

Et Pietro sortit précipitamment, laissant Rachel dans un état digne de pitié. On trouvera peut-être Pietro un peu brutal; mais il ne faut pas oublier que le paysan lombard garde toujours, en parlant à la femme qu’il aime le plus, un certain air de supériorité qui n’a rien de galant. Le chef de la famille en est le seigneur, je l’ai déjà dit, et j’ai souvenir que dans mon enfance certains de ces maîtres redoutés ne dédaignaient pas d’appuyer de corrections manuelles leurs paternelles réprimandes. Or Pietro trouvait la conduite de Rachel répréhensible, inexplicable, indigne du caractère loyal qu’il lui avait connu, et s’il n’eut pas un seul moment la tentation de recourir au moyen usité parmi les chefs de famille d’une autre génération, il n’aurait pas compris cependant qu’on lui demandât d’adoucir l’expression de son mécontentement. Dans ce mécontentement même, il entrait, à vrai dire, une large part de dépit personnel, et ce dépit n’était pas sans cause. Qu’y a-t-il de plus blessant en effet que de savoir la personne qu’on aime effrayée de notre amour et s’obstinant dans sa frayeur, quoi qu’on fasse d’ailleurs pour la convaincre qu’il a cessé d’exister?

Quand Pietro l’eut quittée, Rachel se livra à un violent désespoir. Quoique naturellement très sincère, et quoique depuis quelque temps elle eût été forcée de prononcer presque autant de mensonges que de paroles, ce n’était pas le remords de sa duplicité qui portait dans son âme un pareil trouble. Elle avait voulu garder une bonne place dans l’estime de Pietro, demeurer dans son souvenir comme une image pure, gracieuse et chérie; elle s’en voyait désormais chassée, et chassée comme un objet indigne. Elle souffrait ce que souffrit Eve en disant un éternel adieu à l’Éden. Dès que Pietro se fut retiré, sa douleur déborda en larmes, en sanglots, en plaintes