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sans lutte et même sans remords, de votre triomphe imaginaire sur elle! Pour que vous soyez heureux, il faut que vous soyez obéis et admirés, il faut que les femmes les plus sages et les plus intelligentes se transforment en machines pour éviter de contrarier ou de gêner leur seigneur et maître !

— Ainsi parlent messieurs les républicains! s’écria Cesare, qui n’avait pris jusque-là aucune part à la discussion. Un chiffon de journal que j’ai trouvé dans la veste de Paolino dit absolument la même chose. Voilà donc où tu prends ces belles idées!

Rachel rougit, et essaya de cacher son embarras sous une apparence de dépit. Ce fut Pietro qui vint à son secours. — Quelle que soit la source où Rachel a puisé ses idées, dit-il, elles ont du vrai, et d’ailleurs ce n’est pas à nous qu’il appartient de blâmer absolument les républicains, ni leurs doctrines.

— Non, reprit Cesare avec humeur, ils nous ont fait tant de bien, et nous leur devons tant de reconnaissance !

Ces discussions, qui avaient lieu en l’absence de Mme Stella, eussent peut-être dégénéré en disputes sans la constante modération et la conciliante intervention de Pietro. Rachel lui en savait bon gré, elle admirait sa parfaite bonté et son noble désintéressement; mais elle ne savait pas au prix de quels efforts il accomplissait ces sacrifices de tous les momens, et elle en faisait honneur à une certaine froideur d’imagination et à l’habitude depuis longtemps contractée de commander à des passions naturellement peu ardentes. — Beati pacifici ! se disait-elle, car Rachel avait appris au pensionnat de Melegnano un peu de latin; rien ne les trouble, rien ne les émeut; ils sont inaccessibles à la colère, leur sagesse est leur bonheur ! — Et Rachel en voulait un peu à Pietro de sa grande modération.

Le monde est méchant, disent les moralistes, et ils ajoutent qu’il est injuste. Le fait est qu’il porte souvent de faux et d’iniques jugemens; mais il est à cette injustice beaucoup plus d’exceptions qu’on ne pense, et pour peu qu’on aille au fond de la plupart des jugemens du monde, on reconnaîtra qu’ils reposent presque toujours sur des circonstances fugitives sans doute, mais dont un esprit sensé aurait grand tort de ne pas tenir compte. C’est ainsi, par exemple, qu’il avait suffi de quelques imprudentes paroles de Rachel pour lui faire dans son village et dans les communes voisines une réputation d’esprit fort assez dangereuse à porter à une époque où les campagnes lombardes étaient remplies de soldats, de gendarmes, de gardes de police... Le petit village duquel dépendait la ferme de M. Stella avait lui-même sa garnison, composée d’une douzaine de soldats de différens corps, ce qui, vu le chiffre de la population, qui ne dépassait pas deux cents âmes, formait un