Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abattu se relève, il va combattre et vaincre ; mais la nuit recommence, et une main mystérieuse terrasse l’impuissant lutteur. Je sais bien que cette inspiration était habituelle à Kleist ; n’y a-t-il pas ici cependant quelque chose de plus ? La tristesse particulière du prisonnier et les tristesses publiques de l’Allemagne semblent se confondre dans ces tableaux lugubres. On voit qu’avec son imagination vive et farouche, Henri de Kleist se représente l’Allemagne entière emprisonnée comme lui dans un cachot.

Après six mois de captivité au château de Joux, Henri de Kleist fut transféré à Châlons-sur-Marne, où il passa quelques mois encore, non plus en prison, mais sous la surveillance de la police. Pendant ces longues journées d’isolement et d’ennui, il voulait faire des vers, il voulait combiner des drames, des récits ; hélas ! pourquoi écrire ? Comment s’intéresser à des fictions, quand la réalité est si désolante ? Ses yeux étaient toujours du côté de l’Allemagne. « Je travaille, écrit-il à un ami du fond de sa solitude de Châlons, — je travaille, comme vous pensez bien, mais sans goût et sans amour. Lorsque je viens de lire les journaux, et que, la mort dans l’âme, je remets la main à la plume, je me dis à moi-même comme Hamlet au comédien : « Eh ! que m’importe Hécube ? » À la bonne heure ! voilà des sentimens vrais, voilà une tristesse virile et féconde. Heureuse tristesse, dirai-je, si elle peut arracher le rêveur à son délire et lui rendre le goût de la vie !

Vers le milieu de l’année 1808, la diplomatie prussienne étant venue à son secours, Kleist put sortir de Châlons. Il retourna en Allemagne, et passa quelque temps à Dresde auprès de l’ami de Schiller, l’excellent Koerner, dont la maison hospitalière s’ouvrait comme un asile aux poètes malheureux. Il y rencontra une jeune fille qui paraissait lui témoigner de l’affection ; il crut aussi qu’il l’aimait. Hélas ! il était décidément incapable d’aimer. Son ancienne folie se manifesta de nouveau, et sous une forme plus révoltante. Ces mêmes conditions insensées qu’il avait voulu imposer huit ans plus tôt à Wilhelmine de Zenge, il les renouvela auprès de cette jeune femme en les aggravant encore. Il exigeait qu’elle devînt sa femme sans que sa famille le sût. Les préliminaires du mariage déshonoraient, selon lui, ce qui devait être avant tout la libre union de deux âmes ; il proposait à sa fiancée de briser secrètement, subitement, et pour toujours, tous ses liens antérieurs, les liens sacrés de l’enfant avec son père et sa mère. Ces étranges théories effrayèrent la jeune fille ; Kleist rompit avec elle comme il avait rompu avec Wilhelmine de Zenge, et ce fut sous l’inspiration de cette aventure qu’il écrivit ce drame si poétiquement étrange intitulé Catherine de Heilbronn.

La scène se passe au moyen âge. Quand la toile se lève, nous