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à Berlin, il se sépara de ses compagnons ; quand il se présenta aux portes de la ville, on lui demanda son passeport : il n’avait sur lui d’autres papiers que son congé de lieutenant de la garde, daté de 1799. Cette circonstance le rendit suspect. Les autorités françaises (on sait que nous occupions Berlin depuis la bataille d’Iéna) crurent avoir affaire à un de ces officiers prussiens qui recrutaient des volontaires pour les corps-francs du major Schill. Henri de Kleist fut arrêté, conduit en France et enfermé dans le château de Joux.

« À l’entrée de la Suisse, dit Mme de Staël, sur le haut des montagnes qui la séparent de la France, on aperçoit le château de Joux, dans lequel sont détenus des prisonniers d’état dont souvent le nom même ne parvient pas à leurs parens. C’est dans cette prison que Toussaint-Louverture est mort de froid… Je passai au pied de ce château un jour où le temps était horrible ; je pensais à ce nègre transporté tout à coup dans les Alpes, et pour qui ce séjour était l’enfer de glace ; je pensais à de plus nobles êtres qui y avaient été renfermés, à ceux qui y gémissaient encore, et je me disais aussi que si j’étais là, je n’en sortirais de ma vie. » C’est en 1810 que Mme de Staël faisait ces réflexions sinistres au pied du château de Joux ; trois années auparavant, Henri de Kleist était un des nobles êtres qui gémissaient dans ce rude cachot. Si la vue du château de Joux inspirait de telles pensées à Mme de Staël au moment où elle allait quitter la France, on devine quels tourmens la captivité dut infliger à cette âme, déchirée déjà par un supplice intérieur. La poésie fut sa consolation. Ce souvenir de Toussaint-Louverture évoqué en passant par l’auteur de Corinne se présenta plus d’une fois sans doute à l’imagination d’Henri de Kleist. Une de ses nouvelles les plus dramatiques, les Fiançailles de Saint-Domingue, a dû être composée par lui au château de Joux. C’est une conjecture fort ingénieuse d’un critique habile, M. Gustave Kühne, ou plutôt, après les raisons que donne M. Kühne, il n’y a plus là de conjecture : ce terrible épisode de l’insurrection des noirs, la fatalité sombre qui domine le drame, cette lutte impuissante contre la violence des faits, tout ici porte l’empreinte de ce cachot des Alpes où est mort Toussaint-Louverture. Ces caractères se retrouvent encore dans plusieurs autres nouvelles composées manifestement à la même époque. Le Tremblement de terre du Chili, l’Enfant trouvé, la Mendiante de Locarno, sont aussi, comme les Fiançailles de Saint-Domingue, des peintures sinistres où règne le désespoir. Mettez à part un seul de ces récits, le Duel, où le bon droit, après bien des épreuves, finit par triompher ; dans tous les autres, on dirait que des puissances démoniaques étouffent la liberté humaine. De temps en temps un rayon brille à travers les sombres nuées, l’homme