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passion : tant qu’elle est sûre du triomphe, elle chante, elle se couronne de roses, on dirait une idylle printanière ; mais si son espérance est trompée, si elle le croit seulement, au premier obstacle, sans rien vérifier, sans vouloir rien entendre, quelle fureur ! quelle tragédie ! Cette fureur abominable, l’auteur, n’en doutez point, a essayé de la justifier. Penthésilée est bien l’héroïne de son drame. L’austère disciple de Kant, irrité contre son maître et se rejetant avec colère dans l’extrémité opposée, écrivait ici dans son délire la déclaration des droits de la passion.

En même temps que le poète essayait ainsi ses forces dans le domaine de la comédie, de la tragédie et du drame, il écrivait aussi des nouvelles où éclatait toute la sombre vigueur de son talent. La Marquise d’O…, écrite à une époque où ses souffrances intérieures commençaient à s’apaiser, est une étude psychologique développée avec une précision admirable. On y retrouve encore cependant ces inventions fiévreuses où se complaisait son esprit ; il est manifeste que les cas singuliers, les exceptions mystérieuses et monstrueuses attiraient de préférence cette imagination farouche. Dès le premier mot de ses récits, il vous transporte dans un monde à part, au milieu d’événemens étranges et sinistres. Or ces événemens paraissent si familiers à son esprit, ils lui semblent une conséquence si naturelle des conditions de l’humanité, qu’il les raconte sans émotion, avec une netteté de style, avec une tranquillité de cœur plus sinistre encore que les événemens eux-mêmes. Ce calme, cette précision, en présence des drames les plus douloureux, est un des traits caractéristiques de ces récits. Écoutez le début de la Marquise d’O


« À M…, ville importante de la Haute-Italie, une dame veuve, d’une réputation sans tache, mère de plusieurs enfans qu’elle élevait avec soin, la marquise d’O…, annonça un jour dans les journaux qu’elle était devenue enceinte sans savoir comment ; elle ajoutait que le père de l’enfant qu’elle allait mettre au monde était prié de se faire connaître, et que, par des raisons de famille, elle était décidée à l’épouser. »


Voilà une entrée en matière telle que les aime Henri de Kleist ; il est difficile de se jeter plus vivement in médias res. Comment ne pas vouloir connaître la fin d’une histoire commencée de la sorte ? Qu’est-ce donc que cette femme condamnée à une démarche si extraordinaire ? L’auteur va nous le dire sans s’émouvoir, comme un médecin accoutumé aux plus lugubres accidens de la destinée humaine. Cette narration est à la fois un drame et une étude de physiologie morale. La marquise d’O…, depuis son veuvage, habitait avec son père, M. de G…, colonel italien et commandant de la citadelle de M… La guerre ayant éclaté dans la Haute-Italie, la ci-