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né pour combler cette grande lacune qui existe encore dans notre littérature, au moins à mon avis, même après les drames de Goethe et de Schiller ; vous devinez facilement avec quelle ardeur je l’encourageai à terminer son œuvre. »

Wieland et Goethe avaient également raison dans leurs appréciations diverses. Il y avait un poète et un fou chez Henri de Kleist. Cette tragédie de Robert Guiscard, que Wieland signale comme une œuvre de génie, le poète l’avait écrite avec amour ; le fou l’a détruite dans un accès de fureur. De Weimar, Henri de Kleist s’était rendu à Dresde pour y travailler dans la solitude, mais son humeur inquiète ne lui permettait pas de suivre longtemps la même pensée. Il part pour la Suisse avec un de ses amis, M. de Pfuel, esprit grave, éminent officier, devenu plus tard général, et qui a joué un rôle honorable dans l’histoire militaire et politique de la Prusse. M. de Pfuel s’efforçait en vain d’arracher Henri de Kleist à ses découragemens : les plus tendres soins ne faisaient qu’irriter la plaie du malade. Pendant la route qu’ils firent en grande partie à pied, dans toutes les villes où ils séjournèrent, à Berne, à Milan, la monomanie du suicide poursuivait le lugubre songeur. Quand ils arrivèrent à Paris, ce fut le paroxysme de la crise. Un jour Henri de Kleist, repoussant les consolations de son ami, lui déclara qu’il était bien décidé à se donner la mort, et comme M. de Pfuel ne lui cachait pas son horreur pour un sentiment si lâche, le malheureux brisa violemment les liens de cette amitié virile qui eussent pu le rattacher à l’existence. C’est alors qu’il brûla tous ses papiers, des lettres, des notes de voyage, une confession générale de sa vie, cette tragédie de Robert Guiscard qu’il avait composée avec tant d’amour, et deux autres drames sur Pierre l’Ermite et Léopold d’Autriche.

Avant d’en finir cependant, il est pris d’un ardent désir de revoir l’Allemagne. Il quitte Paris et se dirige à pied dans la direction de Boulogne-sur-Mer. Pourquoi suit-il ce chemin ? Nul ne le sait. Hélas ! il l’ignorait lui-même. Pendant que M. de Pfuel le fait chercher partout dans Paris, pendant qu’il va le chercher lui-même à la Morgue afin de réclamer au moins son cadavre et de lui rendre les derniers devoirs, car il était persuadé que le malheureux s’était jeté dans la Seine, — pendant ce temps-là Henri de Kleist rencontre sur la route une compagnie de conscrits, et tout à coup, changeant de projet, il veut s’enrôler avec eux. Sa demande paraît suspecte ; il reprend son voyage et se dirige vers Boulogne. À quelque distance de la ville, il est reconnu par un chirurgien-major avec lequel il avait eu des relations à Paris. « Que faites-vous là ? où allez-vous ? dit le chirurgien étonné. — Je vais m’embarquer à Boulogne. » Et tout en causant ainsi, le chirurgien-major apprend qu’Henri de Kleist n’a