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doctrine qui le désole, qui l’a désenchanté de l’existence, et comme c’est en France que se font les révolutions, le voilà en route pour Paris. Il y arrive dans les premiers jours de juillet 1801. Sa sœur Ulrique l’accompagne, — une vaillante jeune fille, courageuse et joyeuse, qui veille sur lui avec la sollicitude d’une mère. À peine arrivé, il oublie le but de son voyage ; la légèreté parisienne lui est odieuse, et il consigne ses déceptions dans des lettres amères. « J’ai assisté le 14 juillet à l’anniversaire de la prise de la Bastille ; on devait y célébrer une double fête à la fois, pour la conquête de la liberté et la conclusion de la paix. Comment un tel jour peut être célébré dignement, je ne le sais pas d’une manière précise ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne pouvait l’être plus indignement qu’ici. Non pas qu’il y ait eu faute d’obélisques, d’arcs de triomphe, de décorations, d’illuminations, de feux d’artifice, de ballons, de canonnades ; non, certes, grand Dieu ! mais dans tout cela rien qui rappelât la pensée principale. Ce qui dominait de toutes parts, c’était le désir de distraire l’esprit du peuple par une masse de plaisirs accumulés jusqu’au dégoût. Quand on échange seulement quatre paroles avec un Français, on est bien sûr de voir arriver le nom de Jean-Jacques Rousseau. Ah ! quelle honte éprouverait Jean-Jacques, si on lui disait que c’est là son œuvre ! » Le moment lui paraît donc peu propice pour prêcher la philosophie de Kant. Il a cependant des lettres de recommandation pour les principaux représentans de la science, pour des membres de l’Institut, chimistes, physiciens, naturalistes. Le grand mouvement scientifique qui a illustré chez nous la dernière période du XVIIIe siècle avait attiré son attention ; c’étaient les chefs de ce mouvement qu’il voulait initier à la philosophie nouvelle. Ne pouvant devenir leur maître, il se contentera d’être leur disciple. Par malheur, cette excursion au pays de la science lui fit faire de cruelles découvertes. Son âme inquiète, mais généreuse, cette âme qui gémissait d’être condamnée au doute, devinez ce qu’elle devint quand elle vit ou crut voir chez les maîtres de la science une absence complète de préoccupations morales, une indifférence absolue vis-à-vis de ce scepticisme qui la déchirait ! Il en pousse un cri de douleur et d’effroi :


« Ce voyage à Paris, dont je ne puis rendre compte à personne, dont je ne puis me rendre compte à moi-même, peut-être devrai-je le bénir, non pas à cause des joies que j’y ai ressenties, elles m’ont été mesurées d’une main avare ; mais tous mes sens me confirment une vérité que mon instinct m’avait depuis longtemps révélée : c’est que les sciences ne nous rendent ni meilleurs ni plus heureux, et j’espère que cette découverte me conduira quelque jour à une conclusion profitable. Oh ! je ne puis te décrire l’impression que fit sur moi cette suprême immoralité dans le plus haut monde de la science. Où donc le destin mène-t-il cette nation ? Dieu le sait. Elle est