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« Il y était question de choses avec lesquelles mon âme en avait fini depuis longtemps. Je commençais à feuilleter le livre avec impatience, quand l’auteur se mit à raisonner sur des affaires politiques tout à fait étrangères à ma situation morale.— Et voilà ce qui devait étancher ma soif brûlante ! Je posai le livre sur la table, j’appuyai ma tête sur le coussin du sofa, un vide que je ne puis exprimer remplit mon âme… « Que vas-tu faire maintenant ? m’écriai-je. Retourner à Berlin sans avoir pris un parti ? Ah ! ie plus douloureux des supplices, c’est de ne pas avoir de but vers lequel on marche gaiement avec ardeur… »

« Dans cette angoisse, une pensée m’est venue. O chère amie, permets-moi de voyager ! Je ne puis travailler, non, cela n’est pas possible. Pour quel but travaillerais-je ? Si je restais chez moi, je ne saurais que mettre les mains dans mes poches et me perdre en mes songeries. Mieux vaut aller se promener. Le mouvement du voyage me sera moins cruel à supporter que cette incubation immobile. Si je m’égare, ce sera un malheur qui aura du moins son bon côté, et qui me préservera peut-être de quelque faute irréparable. Dès que je me serai fait une doctrine qui pourra me consoler, dès que je me serai tracé un but vers lequel je pourrai tendre encore de toutes mes forces, je reviendrai, je te le jure ! »


On voit que la folie d’Henri de Kleist n’est pas une folie vulgaire. Au milieu des cris incohérens de sa douleur, il y a une inspiration sérieuse et logiquement suivie. Il est même curieux de noter en passant l’influence de la philosophie sur les imaginations allemandes. Nous ne sommes pas des natures assez philosophiques, ou, si l’on veut, nous sommes trop protégés par le sentiment des choses réelles pour qu’une doctrine quelconque exerce chez nous de tels ravages. Le scepticisme ontologique d’un Emmanuel Kant, s’il a eu des disciples dans notre patrie, ne les a pas découragés de l’action. Ces drames de l’esprit n’affectent chez nous que la pensée pure ; l’homme reste là pour contredire le philosophe. En Allemagne, l’homme tout entier est pris, son cœur souffre comme son intelligence, sa vie devient la proie de ses doctrines ; peut-être même est-ce un des motifs qui expliquent avec quelle impétueuse ardeur Fichte, Schelling, Hegel, répondant aux besoins des générations nouvelles, ont brisé le cercle de fer où Kant les enfermait, et sont passés du scepticisme le plus rigide au dogmatisme le plus confiant qui fut jamais. Quoi qu’il en soit, on peut recommander les aventures morales d’Henri de Kleist comme un très curieux sujet d’études aux historiens de la philosophie kantienne.

Ce plan de vie, ou du moins ce nouveau but, ce nouveau mobile d’action que l’infortuné rêveur avait promis de chercher dans ses voyages, un instant il avait cru le découvrir. Voyez cependant les folles inconséquences de sa pensée ! Il s’imagine être appelé au rôle de missionnaire philosophique ; il se croit tenu en conscience d’aller prêcher aux hommes la stoïque morale d’Emmanuel Kant, cette