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serait pourtant nécessaire, si tu veux comprendre la suite de l’histoire de mon âme. Elles étaient pour moi si saintes, ces deux idées, vérité, culture, que pour amasser mon trésor de vérités, pour perfectionner la culture de mon âme, je fis à ces deux buts de mon existence les plus précieux sacrifices. Tu sais de quels sacrifices je parle… Mais passons, je dois être bref. Il y a quelque temps, je fus initié à la philosophie nouvelle, à la philosophie de Kant, et il faut que je t’en donne une idée, car je ne puis craindre que cette doctrine produise dans ton âme les profonds et douloureux ébranlemens dont j’ai souffert. Aussi bien tu n’en connaîtras pas l’ensemble d’une manière assez complète pour en saisir toute la portée. Je t’en parlerai cependant aussi clairement que possible.

« Si les hommes, à la place des yeux, avaient des verres de couleur, des cristaux verts par exemple, ils affirmeraient nécessairement que tous les objets perçus par eux à travers ces cristaux sont de couleur verte, et il leur serait impossible de décider si l’œil leur montre les objets tels qu’ils sont réellement, ou s’il n’ajouterait pas à ces objets quelque chose d’étranger, quelque chose qui appartiendrait à l’œil et non aux objets eux-mêmes. Il en est de même de l’intelligence. Nous ne pouvons décider si ce que nous nommons la vérité est véritablement la vérité, ou seulement une apparence. Si ce n’est qu’une apparence, la vérité que nous rassemblons ici n’est plus rien après notre mort, et tous nos efforts pour nous faire une fortune qui nous suivra dans le tombeau sont chimériques.

« Si la pointe aiguë de cette pensée n’atteint pas ton cœur, ne va pas rire de celui qui en a été blessé dans le plus intime sanctuaire de son être. Mon but unique, le sublime but de mes efforts s’est évanoui ; je n’ai plus de but ici-bas.

« Depuis le jour où cette conviction s’est emparée de mon âme, où j’ai su que nous ne pouvions trouver la vérité dans cette vie, je n’ai plus ouvert un seul livre. Je me suis promené de long en large dans ma chambre sans m’occuper à rien, j’ai passé des heures entières accoudé au balcon de ma fenêtre, je me suis lancé à l’aventure par les rues de la ville et les sentiers de la campagne ; à la fin, mon agitation intérieure m’a poussé dans les tabagies et les cafés, j’ai cherché des distractions dans les théâtres et les concerts, j’ai même, pour m’étourdir, commis un acte de folie… Et pourtant la seule pensée que mon âme tournait et retournait en tous sens avec de brûlantes angoisses pendant ce tumulte extérieur, c’était toujours celle-ci : « Ton but unique, le sublime but de ton existence s’est évanoui ! »

« Un matin je voulus me contraindre au travail ; mais un dégoût intérieur surmonta ma volonté. J’éprouvai un désir inexprimable de me suspendre à ton cou et de pleurer, ou du moins de presser un ami contre ma poitrine. Je sortis de Berlin malgré un temps affreux, et je courus à Potsdam. J’y arrivai trempé jusqu’aux os, je pressai mes deux amis sur mon cœur, et je me sentis plus à l’aise. Ruhle surtout me comprit bien. « Lis donc ce roman, me dit-il, le Porteur de Chaînes. Il y a dans ce livre une philosophie douce, aimable, qui te réconciliera certainement avec les choses qui t’irritent. » Il y avait puisé lui-même en effet un certain nombre de pensées qui l’avaient rendu visiblement plus calme et plus sage. Je pris mon courage à deux mains et me mis à lire ce roman.