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faut un demi-siècle. » Dieu fasse que le pauvre Henri, avant d’épouser Wilhelmine, n’ait pas la prétention de devenir un chêne ! Si le stoïcien a juré d’être aussi grand dans l’ordre moral que le chêne au sein de la forêt, le mariage n’aura lieu que dans cinquante ans. Toute cette pédagogie est entremêlée de délicieux détails où se révèle une véritable nature de poète. Henri de Kleist a parfois des heures de soleil et de sérénité ; il s’occupe alors à former l’imagination de Wilhelmine, il lui apprend à chercher des accords entre certaines pensées abstraites et les vivantes images de la nature. Il a aussi des heures d’enthousiasme, il marche les yeux levés au ciel, il aspire à Dieu, et c’est pour monter sans cesse, pour approcher toujours plus près de la Divinité qu’il veut épurer et fortifier son âme. Sans ces gracieux épisodes et ces élans sublimes, on ne comprendrait pas que Wilhelmine de Zenge se soit si longtemps et si humblement soumise au joug de ce pauvre esprit malade. Cette correspondance d’Henri et de sa fiancée a duré plus d’un an, du 16 septembre 1800 au 27 octobre 1801. Pendant ces treize mois, que de lettres incohérentes ! que de paroles dures et sèches ! que de leçons altières ! et aussi que de confidences désolées ! Un jour Wilhelmine, qui ne doit rien comprendre à cette perpétuelle inquiétude, presse son ami de lui ouvrir son cœur. « Crois-moi, je comprendrai ce que tu me diras, et je désire partager avec toi les pensées qui dirigent ta vie. » Voici la réponse d’Henri de Kleist :


« Je reconnais à ces cinq lignes plus qu’à nulle autre chose que tu es véritablement mon amie. Les hommes ne s’intéressent qu’aux circonstances extérieures de notre destinée ; nos amis seuls s’intéressent à notre destinée intérieure… Oui, cela est vrai, mon être gravite autour d’une pensée principale qui a saisi la partie la plus intime de moi-même, qui l’a violemment et profondément ébranlée. Je ne sais maintenant de quelle manière résumer tout cela sur cette feuille ; mais tu dis que tu sauras me comprendre, je puis donc être bref.

« Déjà, dans mon enfance, aux bords du Rhin, si ma mémoire ne me trompe, à la suite d’une lecture de Wieland, je m’étais approprié cette pensée, que le perfectionnement est le but de la création. Je pensais qu’un jour, après la mort, du degré de perfectionnement atteint par nous sur cette planète, nous nous élèverions dans une autre planète à un degré supérieur, et que le trésor de vérités amassé par nous dans ce monde nous servirait dans l’autre. De ces pensées se forma peu à peu en moi une religion particulière : le désir de ne jamais m’arrêter, de marcher toujours sans relâche vers un plus haut degré de culture morale, devint l’unique principe de mon activité. Culture, perfectionnement, c’était là pour moi le seul but digne de mes efforts, de même que la vérité me semblait la seule richesse qui méritât d’être possédée. Je ne sais si tu peux penser à ces deux idées, vérité, culture, avec une piété aussi profonde que la mienne ; cela