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elle était là claire et brillante pour mon âme… Si j’essayais de le préciser en quelques traits, cet idéal de la vertu qui flotte confusément devant moi, je ne pourrais que rassembler les qualités éparses çà et là chez tel ou tel de mes semblables, et dont l’aspect me touche d’une façon particulière, l’héroïsme par exemple, la constance, la réserve, la sobriété, l’humanité ; mais ce n’est point définir mon idéal, je ne vois là (passe-moi cette comparaison sans noblesse) que les fragmens d’une charade : le mot décisif, le mot qui expliquerait tout n’est pas trouvé. » Voilà, ce me semble, la folie d’Henri de Kleist qui commence. Qu’est-ce donc que cette vertu composée de toutes les vertus humaines et qui est bien autre chose encore ? Qu’est-ce que ces extases dans le vide et cette adoration d’un idéal impossible à comprendre ? La vertu est chose pratique ; le chrétien viril, qui espère dans un autre monde une récompense ineffable, est tenu d’aimer cette vie comme un théâtre de luttes institué par Dieu même, c’est-à-dire comme la condition et le gage d’une vie plus haute ; chez ce rêveur inquiet que tourmente une philosophie mal comprise, je n’aperçois que l’impuissance de l’action et le précoce dégoût de l’existence.

Avec de pareils instincts, on ne s’étonnera pas que le métier des armes lui soit devenu odieux. Un officier, à ses yeux, n’est qu’un maître d’exercices, un soldat n’est qu’un esclave. Il le dit lui-même dans ses lettres : lorsque son régiment exécutait des manœuvres, il ne voyait là qu’un monument vivant de la tyrannie. Après quatre ans de service, Henri de Kleist obtient son congé et s’en va étudier la logique et les mathématiques à l’université de Francfort-sur-l’Oder. C’est là qu’il tombe amoureux d’une jeune fille, Wilhelmine de Zenge, qui va jouer un rôle singulier dans la première partie de sa vie. Quand il eut quitté l’université de Francfort, il entretint avec sa fiancée une correspondance où se peint vivement la maladie de son âme et la stoïque dureté de sentimens qui le soutenait encore dans ses défaillances. « Ce sont, à coup sûr, dit M. Julien Schmidt, les plus étranges lettres d’amour qui aient été écrites en langue allemande. » Cette jeune fille naïve et dévouée, il la sermonne comme un pédant. Il semble parfois prendre plaisir à désenchanter son cœur et son esprit, à lui représenter la vie, le monde, la nature humaine, sous les couleurs les plus sombres, et la candeur avec laquelle cette âme innocente accepte toutes ses idées ne désarme pas le misanthrope. « Dans cinq ans, lui dit-il, l’épreuve sera terminée, l’œuvre sera parfaite, tu seras la femme que je désire et qui pourra me rendre heureux. Oh ! ne crains pas que j’exige de toi des choses impossibles, que la femme dont je vais te tracer le portrait ne soit pas de cette terre ; et que je ne puisse la