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MM. Gervinus et Hillebrand, ont jugé à des points de vue très différens la vie et la mort du personnage. En 1848, M. Edouard de Bulovv, disciple de Louis Tieck et l’un des hommes qui connaissent le mieux cette période de la poésie romantique à laquelle Henri de Kleist se rattache, a publié une grande partie de sa correspondance, avec des documens inédits sur les principales circonstances de sa destinée. Enfin, en ce moment même, un libraire de Berlin prépare une édition nouvelle des œuvres du poète, enrichie de lettres qui lui furent adressées à diverses époques par les maîtres de la littérature allemande ; on y trouvera, par exemple, une curieuse page signée du nom de Goethe. Il semble que le moment soit venu de terminer cette longue enquête ; pour nous, réunissant ces documens épars et contrôlant ces appréciations si divergentes, nous voudrions simplement nous faire une opinion exacte et précise sur un des plus malheureux enfans de ce siècle-ci.


I

Henri de Kleist sortait d’une famille qui depuis plus d’un siècle avait fourni à la Prusse des officiers d’élite. Il comptait parmi ses ancêtres ce poétique et vaillant capitaine Ewald de Kleist, le gracieux chantre du printemps, tombé noblement devant l’ennemi sur le champ de bataille de Kunersdorf, pendant la guerre de sept ans. Son père, qui appartenait au régiment du duc Léopold de Brunswick, était en garnison à Francfort-sur-l’Oder ; c’est là qu’il vint au monde le 10 octobre 1776. Ses premières études avaient commencé sous les yeux de son père ; devenu orphelin à l’âge de onze ans, il fut confié à un pasteur berlinois, M. Catel, qui se chargea de terminer son éducation. C’était en 1787. À partir de cette date, il y a une lacune de huit années dans les documens que nous a laissés l’histoire. Nous le retrouvons à dix-neuf ans enseigne, puis officier dans un régiment de la garde. C’était alors un joyeux gentilhomme, brave, dispos, célèbre au régiment par son goût et son talent pour la musique. Il fit la campagne du Rhin en 1795, et nul ne surprit encore les traces de cette humeur étrange qui devait bientôt éclater chez lui et désoler sa vie entière. Ce qui le distinguait plutôt, c’était une gaieté ardente et un intrépide esprit d’aventures qu’il communiquait volontiers autour de lui. Un jour, vers cette époque, Henri de Kleist était à la campagne chez un parent avec sa sœur et quelques-uns de ses amis ; on parlait de la condition du pauvre et surtout du bohémien, du vagabond, de l’homme obligé de gagner sa vie au jour le jour. « Ce métier-là ne m’effraierait pas, » s’écrie le jeune officier, et bientôt avec son imagination joyeuse il décide sa sœur et deux de ses amis