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vous connais trop, vous autres filles, pour ne pas savoir que tu continuerais à le voir. Or j’aime mieux que tu le voies ici que dans un bois ; mais je ne veux pas d’un sauteur dans ma famille ! » Ce qui ne l’empêchait pas de chasser avec lui et de plaisanter sur les victimes du galant écarteur.

Frix ne manquait jamais une occasion d’aller dans les maisons où travaillait Marioutete, et attendait qu’elle eût fini pour la ramener à la Borde. Un soir d’hiver, il alla la chercher dans une métairie éloignée, où elle travaillait avec Margaride ; mais il avait beaucoup neigé dans la soirée, et les maîtres de la maison insistèrent pour que les deux jeunes filles ne s’aventurassent pas pendant la nuit dans les mauvais chemins. Frix reçut aussi un fort bon accueil, bien que la fille de la maison fut jeune et belle ; mais, comme elle allait se marier le surlendemain, le père et la mère pensèrent que le danger ne les regardait plus. Que faire dans une grande chambre quand il y a trois ou quatre garçons et trois jeunes filles, et qu’on est à la veille d’une noce ? On dansa. On était tellement habitué à compter pour rien la pauvre Margaride, qu’on la laissa, comme Cendrillon, au coin du feu, sans même lui demander si elle voulait danser. Elle avait seize ans alors, et pour la première fois elle sentit au cœur une secrète amertume en se voyant délaissée. Pour la première fois peut-être elle écouta, en leur donnant un sens, toutes ces rondes où l’amour, le printemps, les rossignols et les violettes jouent un si grand rôle. Elle avait passé la journée à coudre la robe de la mariée et assisté à toutes ces joies bruyantes qui précèdent une noce. Son isolement lui apparaissait alors dans toute son étendue. Elle se demandait pourquoi elle ne prendrait pas sa part de ces plaisirs qui paraissaient enivrer les autres filles ; elle les regardait attentivement pour voir s’il était si difficile de savoir danser. Elle regardait surtout Frix, le chef de la danse, le coryphée, celui qui menait la chaîne et tout en chantant réglait les mouvemens du rondeau. Elle le voyait souvent à cause de Marioutete, et son imagination s’était souvent occupée de lui. Elle s’était bien des fois demandé quelle était cette puissance irrésistible qu’il exerçait sur les filles affolées jusqu’à se perdre pour lui. Elle croyait à un pouvoir surnaturel, et elle avait peur de lui comme elle avait peur du diable ; mais ce soir-là, en entendant sa voix sonore et vibrante, en voyant ses mouvemens souples et agiles concorder parfaitement avec la mesure de l’air qu’il chantait, elle commença à avoir moins peur, et elle eût voulu être dans le rondeau à la place de Marioutete, qui, bien qu’elle fût boiteuse, dansait avec beaucoup d’agilité.

Quand Marioutete et l’autre fille eurent dansé pendant une heure, elles se jetèrent sur un banc, essoufflées, se plaignant de la chaleur, déclarant que la danse était un plaisir trop fatigant. Frix, qui avait us