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« 5 août. — Hier soir, on nous a permis une promenade ; c’est la première depuis notre arrivée à Kussowrah… Aujourd’hui j’ai fait partir une autre lettre pour ma femme. Le messager n’a voulu s’en charger qu’après bien des objections, et lorsqu’il a vu que ce document compromettant, roulé avec soin, tiendrait dans un tuyau de plume bien scellé aux deux bouts, qu’il pourrait placer dans sa bouche et avaler au moindre péril… J’ai appris par cet homme que les mahométans persécutent déjà les Hindous dans le Rohilcund, tuent des vaches dans l’enceinte de leurs temples, et les empêchent de sonner leurs sonks[1]. Les thakoors ont en conséquence provoqué le peuple à s’armer et à tomber sur leurs persécuteurs. Si cet appelest entendu, les Hindous, fort supérieurs en nombre, expulseront peut-être l’autre secte, et, cela étant, les Européens ont chance de rentrer dans le Rohilcund.

« Que de consolations dans la Bible ! Depuis notre retour, mistress Probyn a reçu une malle d’effets que Burdeo-Buksh gardait en dépôt à Dhurumpore ; sa Bible s’y trouvait. Qu’il nous a été doux de relire ensemble les psaumes ! Il n’est pas de jour où je n’y trouve quelque passage qu’on dirait écrit tout spécialement pour des gens placés dans une situation comme la nôtre, et qui répond à nos sentimens, à nos besoins intellectuels. Ce matin par exemple, j’ai tiré une consolation indicible des 15e et 20e versets du 25e psaume, et ce soir des versets 5, 6, 7, 12, 13, 14 du 27e[2].

« Jeudi 6 août. — Si telle est la volonté de Dieu, et si ce petit journal arrive jamais à ma chère femme, à mes enfans bien-aimés, à tous ceux de la maison, peut-être seront-ils bien aises de savoir comment ma journée sa passe. Je m’éveille au point du jour, ordinairement vers quatre heures, et après la prière je vais me promener dans la cour ; où les bestiaux sont parqués, aussitôt du moins que le départ des animaux l’a laissée disponible. C’est un espace à ciel ouvert, long de trente à quarante yards, et où il nous est loisible de nous promener le matin et le soir. Je prends ainsi un peu d’exercice, à moins que, assis sur un bloc de bois, je ne lise les psaumes du matin jusqu’à l’heure où le soleil devient gênant. Je me réfugie alors dans ma petite tanière, où Wuzeer-Singh, dès que je suis levé, a soin de transporter mon charpoy. Le temps se passe de la sorte jusqu’à ce que l’aspect du ciel me semble indiquer qu’il est dix heures. Nous nous rassemblons alors pour prier en commun et lire les Écritures. Vient ensuite le déjeuner, composé de chupatties et de thé, dont, par bonheur pour nous, il nous est échu bonne provision. La caisse qui le renferme appartenait au malheureux Robert Thornhill ; il l’avait laissée à Dhurumpore quand1 il eut la désastreuse idée de rentrer à Futtehghur.

« La chaleur, l’irradiation éblouissante, les mouches qui fondent sur nous par myriades, deviennent, à ce moment du jour, presque intolérables. Pour

  1. Cornets à bouquin.
  2. Parmi ces versets-talismans, que nous avons, eu la curiosité de relire, on remarque ceux-ci comme plus directement applicables, à la situation du juge proscrit : « Ne me livre point au désir de mes adversaires, car de faux témoins et ceux qui ne soufflent que violence se sont élevés contre moi… N’eût-ce été que j’ai cru que je verrais les biens de l’Éternel en la terre des vivans, c’était fait de moi… Attends-toi à l’Éternel, et demeure ferme, et il fortifiera ton cœur ; attends-toi, dis-je, à l’Éternel. » — Psaumes de David (versets 12, 13 et 14 du 27e psaume), édit. de David Martin, Paris 1820.