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VI

Les pluies dont nous venons de parler, et, qui aggravaient à certains égards la condition des malheureux proscrits, ils les avaient longtemps attendues, espérées, appelées de leurs vœux. Maintenant encore ils avaient à les bénir. En effet, les prédictions de Hurdeo-Buksh se réalisaient : tous les cours d’eau déversant à la fois leur trop-plein sur le pays inondé, le district de Dhurumpore était devenu un vaste lac, semé çà et là de rares îlots formés par la cime de quelques monticules, sur lesquels, de longue date, existaient les centres de population réfugiés là chaque année, à la même époque. Le pauvre hameau qui abritait M. Edwards et ses compagnons, — il portait un nom singulièrement approprié à leurs idées, Rungepoorah, c’est-à-dire le lieu désolé,— ce pauvre hameau était, lui aussi, comme un navire à l’ancre sur les flots, navire d’une centaine de mètres carrés. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, au midi, à l’est, à l’ouest, on ne voyait plus que de l’eau, et cette eau, fort profonde à certains endroits, atteignait, là où elle l’était le moins, une hauteur de quatre ou cinq pieds (anglais). Dans la direction du nord, à trois milles, on apercevait un plateau couvert de hautes herbes : c’était la lisière du jungle et l’unique pâturage où l’on pût conduire les bestiaux. Bergers et troupeaux s’y rendaient chaque matin et en revenaient chaque soir littéralement à la nage. C’était une des rares distractions accordées à nos proscrits que de voir les troupeaux reprendre d’instinct chacun la direction de son étable, les pasteurs les suivant au lieu de les diriger, et parfois, pour se soustraire aux fatigues de la traversée, se plaçant à califourchon sur les plus robustes de ces buffles amphibies. Mistress Probyn, accablée de soins, avait loué les services d’une vieille femme de Kussowrah (inondé aussi, comme de raison), et c’était en nageant que, chaque matin, cette aide-ménagère se rendait à son poste. M. Edwards remarque à ce sujet qu’à part ces services mercenaires, la malheureuse Anglaise n’obtint aucun secours, aucune marque de sympathie des personnes de son sexe. Ceci en dit long, ce nous semble, sur l’état de dégradation morale auquel les religions de l’Orient ont réduit la femme.

Le dernier des enfans de M. Probyn, encore au maillot, commençait à dépérir. Le lait de buffle, sa seule nourriture, ne lui passait plus, et jamais ses parens ne purent obtenir qu’on leur envoyât de Kussowrah les chèvres laitières qu’ils y avaient achetées et laissées. En général, leur situation empirait. On ne répondait plus aux sollicitations pressantes qu’ils adressaient chaque jour aux thakoors, afin d’être réintégrés dans leur première résidence. Bientôt leurs