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étaient rangés sur une seule ligne, les bras attachés derrière le dos, et maintenus ensemble par de longs bambous passés sous leurs aisselles. Les cavaliers couraient à cheval tout autour de cette longue file de suppliciés, les accablant des plus grossières injures, et savourant par avance les tortures qu’ils allaient leur infliger. Quand ils étaient las d’insulter, l’un d’eux déchargeait son pistolet à la figure d’un des fugitifs, dont la tête brisée s’inclinait alors, sans que le corps pût s’affaisser, soutenu qu’il était à droite et à gauche par ceux des condamnés qui restaient debout, et qu’il éclaboussait de son sang ou de sa cervelle. L’assassinat suivant se consommait à sept ou huit pas plus loin, afin de laisser subsister cette hideuse chaîne, et de prolonger l’horrible contact des vivans et des morts[1]. »

Détournons les yeux de ces scènes atroces ; elles ne doivent pas nous faire oublier plus longtemps les tristes résidens de Kussowrah, dont la position se trouva fort aggravée par la prise de Futtehghur. Leur présence sur les domaines de Hurdeo-Buksh avait été révélée aux chefs de l’insurrection par deux misérables trafiquans venus en personne de Furruckabad à Kussowrah, sous prétexte de charitable intérêt, mais en réalité pour y constater l’existence de quelques fugitifs à dénoncer. Le nawab de Furruckabad, même avant la fin du siège, avait sommé le zemindar de Dhurumpore de lui livrer les deux collecteurs, ou plus simplement de lui envoyer leurs têtes, en échange desquelles il lui ferait remise d’un lakh de roupies (250,000 fr.) qu’il le déclarait tenu de verser pour sa part contributive aux impôts du nouveau raj. Hurdeo-Buksh, fidèle à sa parole, n’entendait pas livrer ses protégés ; mais en face des dangers immédiats qu’un refus positif pouvait attirer sur lui, il ne se souciait pas non plus de résister ouvertement au nawab. Celui-ci, d’autre part, hésitait devant une expédition contre Dhurumpore, pour laquelle il fallait traverser le Gange, et qui ne pouvait se faire sans artillerie de campagne. Entre les deux Hindous s’établit alors une sorte de duel diplomatique, ou le plus faible, en cédant toujours, travaillait à gagner du temps. « Laissez-moi, faisait-il dire à ses deux protégés, tenus soigneusement à distance de sa personne, — laissez-moi, sans inquiétude, amuser le rajah par mes excuses dilatoires. Je lui ai mandé que j’entrais dans ses vues, mais que je n’osais agir ouvertement comme son subordonné sans en avoir l’autorisation du gouvernement rétabli à Lucknow par les insurgés, puisqu’avant l’annexion de l’Oude c’était de ce gouvernement que ressortissait mon autorité féodale. Il s’est payé provisoirement de

  1. The Sepoy Revolt, chap. X, p. 138. M. Mead porte à cent vingt-sept le nombre des fugitifs de Futtehghur ainsi massacrés. D’après le récit de M. Jones, leur nombre serait exagéré d’un bon tiers.