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son cheval et nous enjoignit de rebrousser chemin. C’était, disait-il, notre unique chance de salut, attendu que ni lui, ni un seul de ses hommes, ne feraient un pas de plus avec nous. Il ne pouvait être question de nous faire jour en chargeant à nous quatre ces maudits cavaliers. En conséquence nous revînmes du côté de l’habitation.

« J’étais un peu en avant, et longeais le mur de l’enclos dont elle est entourée, j’approchais même de la porte, lorsque des cris affreux partirent du sein de la foule, qui se mit à tirer sur nous. Comment j’échappai, je n’en sais rien, car les balles tout autour de moi venaient frapper la muraille. Il est vrai que mon cheval, effarouché par la fusillade, ruait et se cabrait de telle sorte qu’il était impossible à ces gens de viser ni lui ni moi. Me retournant pour me rendre compte de ce qui se passait derrière moi, je vis M. Donald le père, la tête nue, essayant de se dégager de la foule, et un certain nombre de ces misérables qui, se jetant sur M. Gibson, le frappaient de leurs bâtons et de leurs sabres. En même temps je vis s’enfuir au galop Mooltan-Khan et ses cavaliers, qui décidément nous abandonnaient à notre malheureux sort. Je n’avais d’autre chance que de les rejoindre. Je criai donc à M. Donald le père de me suivre, et, mettant le revolver à la main, je lançai mon cheval à toute vitesse sur la foule qu’il s’agissait de traverser : elle s’ouvrit à droite et à gauche, et je passai tout auprès de l’infortuné M. Gibson. Je n’oublierai jamais l’agonie peinte sur ses traits, tandis qu’il essayait de se défendre contre les scélérats qui se multipliaient autour de lui. Je ne pouvais, quant à moi, lui être d’aucun secours, et tout au plus me tirai-je d’affaire, grâce à la force et à l’agilité de mon cheval. Une ou deux fois je fus sur le point de faire feu sur ces drôles, mais je m’en abstins, et avec raison, car mon arme, braquée sur eux, les tenait mieux à distance que si, après une décharge, ils avaient pu la supposer vide ; tous alors se seraient jetés sur moi, me croyant désormais sans défense.

« J’eus bientôt franchi les groupes ennemis, et je rejoignis Mooltan-Khan, qui, une fois hors de la portée des balles, avait fait halte. M. Donald le père me suivait de fort près : son cheval était grièvement blessé d’un coup de mousquet à l’arrière-train ; lui-même n’avait pas la moindre égratignure. Le fils de M. Donald arriva presque aussitôt, également intact ; il n’avait pu s’échapper qu’en traversant le village dans toute sa longueur, et grâce à un ravin qu’il avait pu franchir, mais qui avait arrêté court les meurtriers lancés sur ses traces. Un homme vint encore à nous, monté sur mon cheval de rechange ; mais il avait affaire à un animal difficile, qui bientôt le jeta par terre et s’échappa. Je crus bien qu’il était perdu pour moi.

« Mooltan-Khan et ses gens ne paraissaient guère ravis que nous eussions échappé ; leur attitude était même assez menaçante. Je m’approchai de notre guide en chef, et, lui posant la main sur l’épaule : — Voyons, lui dis-je, avez-vous une femme, avez-vous des enfans ? — Il me répondit par un signe affirmatif. — Et sans doute, repris je, ils n’ont que vous pour les faire vivre ? — Oui, dit-il. — Eh bien ! continuai-je, il en est de même chez moi. Aussi ai-je droit de compter que vous n’êtes pas homme à m’ôter la vie en les privant ainsi de tout moyen d’existence. — Il me regarda un instant, et me dit ensuite : — - Soit. Je vous sauverai, si je le puis. Suivez-moi. — Puis il fit prendre le galop à son cheval, et nous nous lançâmes après lui. »