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considérer à son tour comme condamné sans appel, et, seul agent du gouvernement en face de onze cent mille administrés plus ou moins hostiles, il lui fut certainement permis de croire que la sentence sortirait, comme on dit, son plein et entier effet.

Déjà le 25 mai 1857 il avait eu comme un avant-goût des angoisses et des périls qui allaient l’assaillir. Informé que les mahométans de Budaon voulaient profiter de la solennité religieuse de ce jour-là pour exciter des troubles que l’agitation générale du pays pouvait rendre décisifs, il avait convoqué les principaux d’entre eux à une conférence où ils arrivèrent fort excités, fort arrogans, presque intraitables. Tandis que, profitant de leurs animosités privées, il travaillait à les désunir par d’adroites insinuations, il vit entrer, le débat s’échauffant, un de ses péons, Sikh de naissance, mais déjà chrétien de religion, bien que non encore baptisé, et qu’il avait attaché à son service personnel. Wuzeer-Sing, — c’était le nom de ce fidèle acolyte, — entra sans prononcer un mot, et vint se placer presque inaperçu derrière le fauteuil de son maître. Il avait un revolver à la ceinture, et à la main le fusil de chasse de M. Edwards. « Pour la première fois alors, nous dit celui-ci, j’eus pleine assurance que je pouvais compter sur cet homme, en quelque danger, en quelque difficulté que nous fussions placés lui et moi. »

Grâce à cette réunion des notables mahométans, habilement prolongée, leur fête de l’Eed n’amena aucun désordre grave ; mais ce n’était là qu’un répit, et le magistrate-collector ne pouvait se faire à cet égard aucune illusion. La police indigène, qu’il avait pris sur lui de doubler, ne devait lui offrir, en cas de conflit, aucun élément de résistance militaire. Quant aux cipayes du 68e régiment, détachés de la garnison de Bareilly pour garder la trésorerie de Budaon, il était plus que probable que, leur régiment venant à s’insurger, ils saisiraient avidement cette occasion de piller la caisse placée sous la protection de leurs baïonnettes.

Le 31 mai, — qui fut, comme on sait, le jour même de l’insurrection du Rohilcund, — quelques lueurs d’espérance étaient venues rasséréner cet horizon si ténébreux. Des nouvelles arrivées du district d’Etah, situé de l’autre côté du Gange, en face de celui de Budaon, annonçaient l’arrivée de deux régimens fidèles à Puttialee, chef-lieu de ce district. Une lettre de Bareilly, émanée des commissaires en personne, mentionnait le départ d’une compagnie de cipayes qui, sous les ordres d’un officier européen, venait prêter main-forte au collecteur de Budaon. Sur cette double assurance, M. Edwards et M. Phillips, son cousin, le magistrat d’Etah, arrivé à Budaon depuis quatre jours, s’étaient tranquillement endormis. Au point du jour, un chuprassie (messager) entrait tout haletant