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qui, en proie à une fièvre violente, semblait avoir perdu la raison. Le médecin essaya de l’interroger ; elle répondit avec un accent étranger et inconnu dans le pays. Ses paroles étaient incohérentes : elle parlait de son mari, de la prison, de l’Amérique ; elle appelait sa fille, qu’elle nommait Marguerite. On la mit au lit sans avoir tiré d’elle aucune explication. Le médecin resta auprès d’elle ; mais la fièvre redoubla bientôt de violence, et au premier chant du coq elle expira sans prononcer une parole, laissant ses hôtes dans une stupéfaction qui tenait de l’épouvante.

Le médecin était fort ému lui-même de cette catastrophe rapide. Il interrogea Jean Cassagne, il interrogea le bouvier ; mais ce fut inutilement. L’idée lui vint de regarder dans les poches de l’inconnue s’il ne trouverait pas quelque papier qui lui donnât la clé de ce mystère. Il trouva en effet une lettre adressée à Jean Cassagne ; elle était écrite par un frère de ce dernier et datée de Paris. L’histoire de ce frère était celle de beaucoup d’ouvriers de la campagne. Il se nommait Pierre, et, sachant que la métairie était destinée à son frère aîné, il avait voulu apprendre un métier. Il était entré comme apprenti chez un charpentier du pays, et après quelques années d’apprentissage était parti pour son tour de France. Depuis cette époque, Jean Cassagne n’avait eu que des nouvelles indirectes de son frère ; mais tout annonçait que les affaires de ce dernier étaient en bonne voie. Il avait appris à lire et à écrire, il avait de l’ordre et de l’économie, on ne doutait pas qu’il ne devînt patron à son tour. Pendant les dernières années de l’empire, sa carrière avait été interrompue par le service militaire ; mais Jean Cassagne savait qu’après 1815 Pierre avait repris son état et s’était marié. Ces renseignemens par malheur étaient vagues, et le métayer ignorait où se trouvait son frère.

« Mon cher Jean, disait Pierre dans la lettre, je me proposais d’aller vous voir cet été avec ma femme et mon enfant. Malheureusement je me suis mis dans un complot politique qui a été découvert, et, comme vous le savez, il faut que les petits paient pour les gros. Ma vie n’est plus en sûreté à Paris. J’espère pouvoir partir aujourd’hui pour l’Amérique, mais je ne puis mener avec moi ni ma femme ni ma petite Marguerite. Je vous les confie toutes deux. J’ai un bon état qui me permettra de gagner ma vie partout. Si je réussis, je les ferai venir auprès de moi ; si j’échoue, ma femme appartient à une riche famille qui prendra pitié d’elle en la voyant malheureuse, et ne la laissera pas à votre charge. D’ailleurs, je vous connais, vous ne regretterez jamais le morceau de pain que vous aurez donné à la fille et à la femme de votre frère. Cependant il ne faut pas voir les choses en noir ; mon affaire peut s’arranger, et j’espère qu’avant