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seule mission ce rôle d’artisans habiles, ils se donnent un tort grave et se préparent sans doute d’amers regrets. Qu’ils s’interrogent dès à présent sur l’emploi de leurs talens ; qu’ils se demandent quels sentimens généreux ils ont réussi à stimuler par leurs travaux, quelles nobles passions ils ont éveillées en nous. Pour beaucoup, la réponse sera telle qu’ils sentiront le besoin d’élever le but de leurs efforts. Il est temps de renoncer à ces fantaisies au jour le jour, à ces artifices d’exécution qui tendraient à réduire la peinture aux proportions d’une industrie futile. Encore quelques progrès dans la voie où l’on marche, et les produits de l’art français, au lieu d’être comme par le passé l’expression éloquente de la raison, n’exprimeront plus que l’adresse et le luxe inutile, à peu près comme ces articles Paris qui assurent à notre pays la supériorité dans les questions de fabrication et de mode, mais qui ne sauraient ni honorer fort sérieusement le génie national, ni en définir pleinement le caractère et les ressources. Est-ce calomnier l’école contemporaine que de signaler un fonds d’irréflexion et de scepticisme sous les dehors séduisans qu’elle affecte ? Est-ce outrager les talens qu’elle compte que d’exhorter ceux-ci à se défier de leur habileté même, à remettre en honneur, les lois qui ont autrefois prévalu parmi nous ? Dieu nous préserve de l’esprit de dénigrement et des rigueurs systématiques, mais qu’il nous préserve aussi des concessions à l’erreur, des complaisances pour ce qui menace de dégrader les beaux-arts, ou seulement d’en amoindrir la portée ! Rien de plus salutaire ni de plus noble qu’une œuvre d’art quand elle suscite l’élan de la pensée ; rien de plus vain lorsqu’elle n’a pour objet que de concentrer les regards sur un fait. « L’homme, a dit Platon, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté première. » En ayant devant les yeux le spectacle du joli, il n’aperçoit rien au-delà ; ses souvenirs s’arrêtent au moment actuel, ses émotions à la sensation superficielle que ce moment lui donne. Les descend ans de Poussin et de Lesueur, les héritiers de tant de maîtres aux mains de qui le pinceau a été un instrument d’expression morale, commettraient plus qu’une faute, ils se rendraient coupables d’impiété envers l’art français et les traditions qui en sont la gloire, s’ils consentaient à circonscrire leur foi dans les limites de l’habileté technique et de la simple imitation matérielle.


HENRI DELABORDE.