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Gemme l’œuvre d’un grand romancier, dont le génie est sans contredit plus à l’aise dans les longs développemens où la passion se débat, dans les éloquentes descriptions où se déroulent les vastes paysages et les horizons infinis, que dans le dialogue vif et précis, le jeu serré d’une action dramatique. La pièce que le romancier produit aux heures de loisir n’est peut-être pas un modèle pour la scène; il lui manque, dira-t-on, ce je ne sais quoi qui distingue la phrase destinée à être prononcée sur les planches de celle qu’il faut méditer sur le livre et qu’on peut épeler lentement. Cependant écoutez, un parfum s’échappe de ces harmonieuses périodes, qui nous pénètre et nous récrée: le sujet fût-il banal, l’écrivain le traite avec une originalité qui le renouvelle, et il lui donne l’unité, cette précieuse condition de toute œuvre d’art. Avec ces personnages, qu’un auteur maladroit eût fait mouvoir comme des mannequins, le style compose de véritables caractères. Je cherche vainement ce qui, en dehors d’un parfait agencement scénique, manque à la comédie de Mme Sand, comédie véritable cette fois, car elle possède tous les élémens nécessaires, caractères, situations, analyse.

Marguerite de Sainte Gemme est une figure très sympathique et très touchante de belle-mère que nous retrouvons dans un des derniers et des meilleurs romans de Mme Sand, Mont-Revêche. Quoique tracée avec la même délicatesse, Marguerite ne ressemble pas entièrement à Olympe Dutertre : c’est la même raison et le même cœur, mais avec plus de force et plus de raisonnement. Celle-ci succombe aux blessures morales qu’elle reçoit du petit monde sur lequel elle règne, l’autre gouverne sa maison avec une ferme et douce autorité, avec un bon sens légèrement impérieux. Marguerite de Sainte-Gemme s’oppose d’abord au mariage du fils de son mari avec une jeune orpheline qu’elle soupçonne de tromper la bonne foi de ce candide et impétueux enfant. Quand elle voit qu’elle s’est trompée, qu’elle est obligée de défaire son ouvrage, et que pour cela il lui faut se dévouer et presque se compromettre, elle le fait avec une abnégation ferme, qui émeut souverainement, et qui inspire à celui qui l’a outragée une respectueuse admiration. Tout est là, dans l’étude attentive de ce revirement moral, et je ne saurais dire les nuances et les finesses de cette action si simple, ni la sympathique pénétration de ces personnages au cœur droit, à l’esprit sincère; mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est la singulière impression de bien-être qu’au sortir du mélodrame et des phrases alambiquées du théâtre moderne fait éprouver cet heureux dialogue, ce langage plein de couleur et de nombre, et qui jaillit naturellement comme une source pure. Ah! les insensés, qui transportent sur la scène de grossiers engins, et qui en feront tantôt un laboratoire ou une clinique! Ah! les pauvres écrivains, qui ne savent point écrire! Ah! les maladroits, qui composent leur œuvre sur des carnets de bourse et qui font fi du sentiment et de la passion! Passion et sentiment, sottes choses en vérité, que l’éternel honneur de George Sand sera d’avoir représentées, et de représenter encore au milieu des exagérations réalistes de notre temps.


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.