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point à s’établir une amitié dont je me bornerai à dire que, si l’aimable Anglaise sacrifia aux agrémens du Palais-Royal ceux de Carlton-House, ce ne fut que pour y retrouver une position et des hommages semblables. Déjà cependant tout n’était plus joie, plaisirs et fêtes dans ce brillant et redoutable Paris; déjà les allées ombragées du Raincy et de Monceaux aboutissaient aux prisons de la république et jusqu’au pied même de l’échafaud. Évidemment il faut accepter avec réserve les jugemens de Mme Elliott, qui, témoin et victime de tant d’événemens épouvantables, enveloppe dans une réprobation beaucoup trop générale et les hommes et les idées de la période révolutionnaire. Il importe d’ailleurs de le constater, son livre, bien que publié aujourd’hui sous le titre de Journal, n’a point été et n’aurait pu être écrit jour par jour au milieu des scènes qu’elle retrace. Sous la terreur, c’était beaucoup que de pouvoir s’écrier avec Sieyès : «J’ai vécu! » C’eût été trop de pouvoir dire : « J’ai rédigé. » Aussi la narration de Mme Elliott ne fut-elle entreprise qu’après son retour en Angleterre, à la suite de lord Malmesbury, et sur la demande expresse de George III. Sir David Dundas, médecin du vieux roi, l’était aussi de la belle aventurière; souvent il racontait à l’auguste malade les anecdotes qu’il tenait d’elle. Le roi s’y intéressa tellement qu’il réclama une relation écrite, et c’est ainsi, et pour cette seule fin, que fut rédigé le manuscrit, porté, jour par jour et presque feuille par feuille, au palais.

Voyons maintenant le livre lui-même. Mme Elliott ne fait pas languir ses lecteurs plus que ses soupirans. Dès la première ligne, elle nous introduit in medias res. Le rideau se lève, et déjà toute l’émotion du drame nous gagne et nous saisit. « En 1789, le 12 juillet, qui était un dimanche, j’allai avec le duc d’Orléans, le prince Louis d’Aremberg et d’autres personnes dont les noms m’échappent, pour pêcher et dîner dans le château du duc, au Raincy. Nous revînmes le soir même à Paris pour aller à la Comédie-Italienne. A notre départ, le matin à onze heures, tout était parfaitement tranquille; mais en arrivant vers huit heures du soir à la Porte-Saint-Martin, où la voiture de ville du duc et la mienne nous attendaient, mon domestique me dit que je ne pourrais point aller au spectacle, les théâtres étant fermés par ordre de la police, que dans Paris tout était confusion et tumulte, que le prince de Lambesc avait pénétré dans le jardin des Tuileries et mis tout le monde en fuite, que les gardes-françaises et le régiment de royal-allemand, qui était celui du prince de Lambesc, combattaient en ce moment même sur le boulevard de la Chaussée-d’Antin, en face de la caserne des gardes-françaises, que beaucoup de cavaliers et de chevaux avaient été tués, qu’enfin la foule insurgée portait dans les rues les bustes du duc d’Orléans et de Necker.

«Quand mon domestique m’eut donné ces renseignemens, je priai le duc de ne point rentrer à Paris dans sa propre voiture; il me semblait de la dernière imprudence pour lui de paraître en public dans un pareil moment, et je lui offris la mienne. Jamais je ne vis surprise plus sincère que celle qu’il témoigna en apprenant la situation de Paris. Il monta dans ma voiture et me pria de le conduire au salon des princes, club fréquenté alors par toute la noblesse, et où il espérait rencontrer des personnes qui lui diraient des nouvelles exactes; mais, arrivés au club, nous le trouvâmes fermé, ainsi que tous les autres, par ordre de l’autorité. Nous nous rendîmes alors à la mai-