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propre sort. Après être demeuré quelques minutes silencieux et la tête baissée sur sa poitrine, il se redressa brusquement de toute sa hauteur comme s’il reconnaissait que le poids si récemment tombé sur son cœur n’était pas trop lourd pour ses membres vigoureux. — Chacun a sa peine, murmura-t-il, et dans cette humble demeure, au milieu de nos paisibles travaux, au sein de notre modeste aisance, qui donc est sans souci? Cette chère et faible enfant ne porte-t-elle pas sa charge avec courage? Et mon pauvre père qui fléchit sans se plaindre, et se prépare résigné au dernier départ!... Soyons homme, et chassons ces misérables regrets.

Pietro trouva dans un champ peu éloigné le signor Stella, qui surveillait ses ouvriers. Le fermier n’était plus le vert et vigoureux campagnard que nous avons connu; les soucis l’avaient courbé, et les rides de son visage étaient creusées par de pénibles réflexions. Ses préjugés, un moment ébranlés par les ardentes paroles de son plus jeune fils et par les événemens, avaient repris sur lui tout leur empire, depuis que ces paroles avaient cessé de se faire entendre et depuis que les événemens semblaient avoir pris à tâche de les contredire en rompant l’alliance conclue entre les révolutionnaires et le souverain pontife. La loi martiale s’était appesantie sur les populations lombardes, et chaque jour se répandait en Lombardie la nouvelle d’exécutions sanglantes. Le vieux fermier sentait son sang se glacer au récit des violences qui désolaient son pays; mais ses anciens principes, ranimés et confirmés par les événemens, lui défendaient le murmure et jusqu’à la réflexion. Les pleurs de sa femme, de ses filles et de sa nièce lui retombaient sur le cœur, et avec l’injustice des partis il les imputait, non pas aux vengeances du pouvoir, mais aux actes qui avaient motivé ces vengeances. — Si tout le monde s’était tenu tranquille, disait-il, nous n’en serions pas où nous sommes.

Lorsque Pietro joignit son père dans les champs, aucun de ses frères n’était avec le vieillard. — J’ai des nouvelles à vous communiquer, mon père, lui dit-il à voix basse, et je voudrais vous parler un moment à l’écart.

Les mains du vieux fermier tremblèrent en secouant la lourde canne qui lui servait d’appui. Il interrogea du regard la physionomie de son fils comme pour y lire de quelle nature étaient ces nouvelles, et ce qu’il y vit lui rendit quelque assurance. Faisant signe à Pietro de le suivre, il se dirigea lentement vers un champ contigu à celui dans lequel travaillaient ses ouvriers. Après avoir mis une distance suffisante entre ces derniers et lui, il se tourna vers Pietro et lui dit d’une voix mal assurée : — Ils ne sont pas morts, Pietro?