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dédiée au temps ; elle a été écrite pour lui, et c’est le temps qui, au lieu de la détruire comme tant d’autres, la garantira de la destruction.

Un dernier trait enfin qui pour nous complète cette figure si noble et si pure d’Alexis de Tocqueville, c’est le sentiment tendre et poétique qui l’a porté à vouloir que sa dépouille mortelle repose dans l’humble cimetière du village où tous l’aimaient. Il montrait, il y a quelques années, à un de ses amis la place qu’il avait choisie. Ce n’est pas une pensée aristocratique qui lui a dicté cette dernière volonté : il n’y a point dans le cimetière de Tocqueville de tombeau réservé à sa famille, quelques-uns de ses ancêtres sont peut-être ensevelis dans les caveaux de l’église ; mais ce qui est certain, c’est que son père, qui a vécu et qui est mort loin de cette résidence, n’y est point inhumé. S’il a voulu, lui, reposer dans ce petit cimetière délabré, planté de quelques pommiers (on met des pommiers partout en Normandie, jusque dans les cimetières), ceint d’un mur très bas qui en permet la vue à tous les passans, que l’on traverse d’ailleurs et qu’il a lui-même traversé tant de fois pour entrer à l’église, c’est que dans ce village, dans le manoir qui l’avoisine, dans les bois paisibles, dans les belles allées, dans les belles prairies qui l’environnent, Alexis de Tocqueville a vécu vingt-cinq ans heureux, avec une femme digne de lui, entouré de l’attachement, de la confiance, du respect d’une foule de cœurs simples que sa mort a plongés dans la tristesse, et qui garderont à jamais son souvenir. C’est là qu’il venait oublier les agitations et se consoler des déceptions de la vie politique, c’est là qu’il a passé en faisant le bien, travaillant avec sa plume à éclairer, à moraliser l’espèce humaine, tandis que sa main secourable soutenait et dirigeait tous ceux que la Providence semblait avoir plus particulièrement confiés à ses soins, et c’est au milieu de ceux-là qu’il a voulu dormir de son dernier sommeil. Sa tombe illustrera l’humble cimetière du village de Tocqueville. Plus d’un voyageur, soit de France, soit d’Angleterre, soit d’Amérique, en suivant la route de Cherbourg à Barfleur, s’arrêtera pour venir saluer cette tombe, car c’est celle d’un homme qui fut aussi grand par le cœur que par l’esprit, dont la vie fut sans tache, qui n’a jamais trahi la sainte cause qu’il avait embrassée dès sa jeunesse, et qui a bien mérité de son pays et de l’humanité.


LOUIS DE LOMENIE.