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large et plus commode. L’assistance perpétuelle qu’il donnait aux pauvres se donnait sans étalage et avec une délicatesse telle que nous connaissons plusieurs hôtes du château de Tocqueville à qui nous avons appris (et nous l’avions appris nous-même par hasard) que chaque semaine on fabriquait au château le pain des pauvres. Cette part des pauvres était sans doute portée discrètement à domicile, car on ne voyait jamais un seul pauvre autour du manoir. On n’en voyait pas davantage dans le village même de Tocqueville : toutes les misères étaient placées directement sous la surveillance et la protection des maîtres du château, ainsi que tous les établissemens ayant pour but l’instruction des enfans du peuple.

Jusqu’ici on peut dire que ces procédés ne sont pas absolument rares, que d’autres aussi les emploient, et souvent sans obtenir l’extrême popularité qu’ils valaient à M. de Tocqueville; mais il faut ajouter que dans les cas de ce genre la forme est souvent aussi importante que le fond, et que sous ce rapport l’attitude de l’illustre écrivain avec les paysans, les ouvriers ou les bourgeois de son canton offrait une nuance particulière que nous avons bien rarement rencontrée chez d’autres hommes placés dans les mêmes circonstances que lui. Dégagée de toute espèce de morgue, sa tenue n’était pas moins étrangère à cette sorte d’affabilité accentuée à travers laquelle perce la condescendance calculée d’un personnage important qui veut être populaire. C’était une attitude sui generis, quelque chose de très simple et de très cordial, mais de très calme, plutôt froid que démonstratif, encourageant néanmoins la confiance, mais écartant la familiarité, et cependant respirant l’absence de toute préoccupation de supériorité. Du jour que devant lui-même nous cherchions à analyser ce genre de tenue instinctif chez lui et qui nous frappait : « Le sentiment qui me domine, nous dit-il, quand je me trouve en présence d’une créature humaine, si humble que soit sa condition, est celui de l’égalité originelle de l’espèce, et dès lors je me préoccupe encore moins peut-être de lui plaire ou de la servit que de ne pas offenser sa dignité. »

Cette ligne de conduite, dictée par les sentimens de son cœur, la tournure de son esprit et de son caractère, le rendaient tout naturellement et en tout fort attentif à tenir grand compte non-seulement des goûts, mais des susceptibilités de la démocratie, et à toutes les vertus du patronage qu’il exerçait, il joignait toutes les habiletés que de nos jours ce patriciat exige. Citons seulement à l’appui un détail que nous tenons de lui-même. Il y avait jadis dans le chœur de l’église du village de Tocqueville un banc assez somptueux, réservé de temps immémorial aux châtelains, et qui avait traversé les époques les plus révolutionnaires sans être supprimé. Ce banc,