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passion de la liberté inexpérimentée, mal réglée, facile à décourager, à effrayer et à vaincre, ne s’est guère produite dans notre pays qu’avec des alternatives de fièvre et de défaillance, tandis que la passion de l’égalité occupe toujours le fond des cœurs, dont elle s’est emparée la première. Et cependant en dehors de l’état de guerre, où la dictature a sa raison d’être, la liberté reste non-seulement le besoin le plus impérieux de toutes les nobles âmes, qui l’aiment pour elle-même, comme le dit si bien Alexis de Tocqueville, « pour ses charmes propres indépendans de ses bienfaits, pour le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte sous le seul gouvernement de Dieu et des lois ; » mais elle reste encore l’unique remède qui puisse lutter efficacement contre les vices naturels aux sociétés démocratiques. Quelques-uns de ces vices peuvent être combattus passagèrement sans elle; mais elle seule est l’antidote naturel et souverain. « Il n’y a que la liberté, dit l’auteur de l’Ancien Régime et de la Révolution, qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunit chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique d’affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs allaires particulières pour leur faire apercevoir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d’eux. Seule elle substitue de temps à autre à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes[1]. »

Personne plus qu’Alexis de Tocqueville n’était à l’aise pour invoquer cette lumière de la publicité qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes: il ne la redoutait pas : dans sa vie privée comme dans sa vie publique, il restait l’homme de ses principes, ou plutôt les préoccupations de l’homme public le suivaient jusque dans la vie privée.

Nous abordons ici un des points les plus intéressans et les moins connus de ce noble caractère. Nous axons vu par l’exposé de ses doctrines que dans sa conviction la liberté ne pouvait s’établir en France que sur une base essentiellement démocratique; il pensait aussi (car il n’était pas de ceux qui croient qu’il suffit d’affaiblir le pouvoir pour établir la liberté), il pensait, il le dit expressément, « qu’il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir cen-

  1. L’Ancien Régime et la Révolution, avant-propos, p. 18 et 19.