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deux principales sources d’où l’auteur fait découler et l’objet principal et le principal caractère de la révolution. Son objet principal a été de détruire tout ce qui restait des institutions du moyen âge, et son principal caractère est la passion de l’égalité. Ce n’est pas qu’Alexis de Tocqueville nie le rôle de l’esprit de liberté dans la révolution française, il reconnaît qu’il fut grand aussi, quoique cet esprit fût plus récent et moins enraciné que l’autre.


« Vers la fin de l’ancien régime, dit-il, ces deux passions sont aussi sincères et paraissent aussi vives l’une que l’autre. A l’entrée de la révolution, elles se rencontrent; elles se mêlent alors et se confondent un moment, s’échauffent l’une l’autre dans le contact, et enflamment enfin à la fois tout le cœur de la France. C’est 89, temps d’inexpérience sans doute, mais de générosité, d’enthousiasme, de virilité et de grandeur, temps d’immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l’ont vu et nous-mêmes aurons disparu depuis longtemps. Alors les Français furent assez fiers de leur cause et d’eux-mêmes pour croire qu’ils pouvaient être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques, ils placèrent donc partout des institutions libres. Non-seulement ils réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient leurs droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent d’un seul coup ces autres lois, œuvres plus récentes du pouvoir royal, qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d’elle-même, et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement pour être son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le gouvernement absolu, la centralisation tomba[1]. »


Mais cette fusion des deux principes dura peu; Alexis de Tocqueville nous montre bientôt leur divorce. Tandis que l’esprit de liberté, découragé comme toujours par l’anarchie, s’affaiblit dans les âmes, la centralisation renaît de ses cendres, les habitudes, les mœurs, les idées qu’elle a fait naître de longue date, concourent à faciliter sa résurrection et à rendre plus difficile la pratique des institutions libres. C’est ce beau moment de 89 qui brille comme un jalon lumineux au point de départ de la révolution pour la ramener sans cesse dans la bonne voie dont elle s’écarte sans cesse, que nous aurions aimé à voir soumis à la pénétrante analyse de l’illustre écrivain: c’était là un des principaux objets du second ouvrage qu’il méditait et qu’il laisse malheureusement à l’état d’ébauche; mais il nous en dit assez pour nous permettre de rattacher sa conclusion aux conclusions précédemment émises par lui dans la Démocratie en Amérique.

Oui, depuis que la révolution a commencé jusqu’à nos jours, la

  1. L’Ancien Régime et la Révolution, p. 317-318.