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légistes et des nobles, l’incohérente diversité des législations. C’est de ce chaos que nous faisons sortir la révolution. Tout cela existait certainement, mais c’est la partie la plus apparente du spectacle, ce n’est peut-être pas la principale; derrière cette façade représentant une société aristocratique en dissolution, Alexis de Tocqueville nous montre un édifice nouveau déjà presque tout formé, une centralisation administrative déjà très puissante, de plus en plus envahissante, éteignant la vie locale partout, sauf dans les pays d’état, qui échappent un peu plus à son action, mais qui forment à peine le quart de la France, se substituant partout aux corporations, aux municipalités, aussi bien qu’aux juridictions seigneuriales, et toutes choses enfin marchant déjà comme aujourd’hui par le ministre assisté du conseil du roi ou conseil d’état, par l’intendant de chaque province, c’est-à-dire le préfet, et par le subdélégué, équivalent du sous-préfet. La plus grande partie de ce que nous nommons les conquêtes de la révolution serait donc en réalité un produit de l’ancien régime.

Dans cette centralisation administrative antérieure à la révolution, Alexis de Tocqueville voit la cause de plusieurs des caractères que celle-ci présente; nous n’en signalerons qu’un des plus importans. En achevant de ruiner les influences aristocratiques, cette centralisation contribua à rendre de plus en plus odieux les privilèges qu’elle laissait à l’aristocratie; grâce à elle, la noblesse, de plus en plus éloignée de toute participation aux affaires locales, ne fut plus qu’une caste aussi inutile qu’insupportable à la nation, car on y entrait pour de l’argent, on n’y contractait et on n’y remplissait aucun devoir particulier, et on y gagnait le droit de faire subir au peuple une foule de vexations de détail et de s’exempter de l’impôt, qui pesait presque tout entier sur le pauvre. C’est en rappelant cette immunité d’impôts, le plus inique et le dernier des privilèges auquel s’attacha la noblesse française, qu’Alexis de Tocqueville signale l’esprit bien différent de l’aristocratie anglaise, qui se taxe pour les pauvres au lieu de leur imposer des taxes, et qu’il fait ce rapprochement aussi juste que frappant. « Considérez, je vous prie, où des principes politiques différens peuvent conduire des peuples si proches. Au XVIIIe siècle, c’est le pauvre qui jouit en Angleterre du privilège en matière d’impôt; en France, c’est le riche. Là l’aristocratie a pris pour elle les charges publiques les plus lourdes, afin qu’on lui permît de gouverner; ici elle a retenu jusqu’à la fin l’immunité d’impôt pour se consoler d’avoir perdu le gouvernement. » Ainsi extension toujours croissante de la centralisation administrative, déchéance toujours croissante de l’aristocratie, devenant de jour en jour plus débile sans cesser d’être oppressive, telles sont les