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plus délicat et le plus tendre, l’intelligence de toutes les souffrances réelles et la recherche de tous les progrès possibles. En revanche, si les passions durent encore, ardentes bien que silencieuses, la plupart des systèmes ont péri. Je prie qu’on me dise où en sont aujourd’hui l’organisation du travail de M. Louis Blanc, le phalanstère de M. Considérant, le crédit gratuit de M. Proudhon, et l’Icarie de M. Cabet ! Je ne doute pas que chacune de ces spéculations ne soit encore pieusement nourrie par son auteur ou ne reçoive l’encens discret de quelques disciples ; mais on m’avouera qu’elles font beaucoup moins de bruit dans le monde qu’il y a dix ans, et se produisent avec moins de confiance d’être bien venues. Il semble même reçu parmi les écrivains qui avoisinent le plus les doctrines sociales de ne plus s’expliquer jamais d’une façon nette sur le genre de régénération qu’ils espèrent pour le monde, et de glisser à la faveur d’une obscurité mystique dans la main du raisonneur indiscret qui voudrait les serrer de trop près. Toujours aussi disposé à courir aux armes, le socialisme aujourd’hui paraît beaucoup moins pressé de discuter.

Trois années de patiens, de lumineux débats à la tribune et dans la presse, nous ont valu cet avantage. Il est, à mon sens, plus grand et doit inspirer plus de confiance pour l’avenir que la victoire momentanée des canons sur les barricades. Je fais cas de la force, cet auxiliaire indispensable du droit, dont elle a le tort pourtant d’aimer à se passer trop souvent ; mais à la longue c’est l’intelligence qui gouverne le monde, et surtout qui termine les questions. Un système qui a renoncé à convaincre ne pourra pas longtemps combattre, et je place mon espérance pour la société dans la réfutation des théories plutôt que dans la déportation des théoriciens.

Si ces progrès peuvent paraître insuffisans pour le prix qu’ils nous ont coûté, il semble que nous ayons fait bien moins de chemin encore sur ces questions de politique étrangère et d’influence nationale si vivement agitées en 1831, et qui contribuèrent si puissamment à précipiter Armand Carrel dans le parti républicain. Les traités de 1815 subsistent encore, au moins au moment où j’écris, et la France ne semble pas songer à sortir de ses limites. La carte de l’Europe demeure comme elle fut tracée à Vienne par la plume de M. de Metternich. Rien n’est changé dans l’apparence extérieure des faits. J’ose dire pourtant que c’est sur ce point que s’est faite la plus pleine lumière. Le temps, par un irrévocable arrêt, a donné cause gagnée à cette politique pacifique qui fut le cauchemar d’Armand Carrel, et qui s’incarna pour lui non-seulement dans la personne royale, mais dans l’institution monarchique.

Lorsque Carrel demandait en effet à la France de 1830 de se lever brusquement pour exiger réparation des désastres de 1815, il n’oubliait qu’une seule chose, c’est qu’un événement comme Waterloo