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plus concentrée, des habitudes monarchiques et des soldats aguerris, vous aure2 des Pisistiate et des Médicis plus tôt, et à meilleur marché. » Il ne semble pas que la prévision ait été trompée, ni que la république ait trouvé en 1848 le secret, vainement cherché par ses devancières, d’inspirer la piété filiale aux nourrissons engraissés du lait de ses mamelles.

A cet exemple saisissant, Carrel, très entêté de sa nature, trouverait encore pourtant quelque réponse à faire. Il tirerait de nos faiblesses mêmes, sinon de quoi nous convaincre, au moins de quoi nous embarrasser et nous mettre plaisamment en contradiction avec nous-mêmes. Il dirait, avec plus de malice encore et plus de raison qu’il y a vingt ans, qu’une nation n’est pas monarchique parce qu’elle passe son temps à couronner et à détrôner des souverains, que changer si souvent le chef de l’état, c’est faire par la force ce que la république fait par loi; c’est être républicain de fait, sinon d’apparence, républicain moins la dignité et la liberté. Il raillerait avec une satire plus mordante tous ces gens qui se croient monarchiques parce qu’ils ne peuvent pas se passer d’un maître et d’une livrée, absolument comme des mauvais sujets qui se diraient bons maris parce qu’ils ne peuvent se passer d’être en ménage, comme si le sentiment monarchique n’était pas jaloux de sa nature tout aussi bien que le sentiment conjugal, et ne comptait pas au nombre des devoirs qu’il impose la fidélité, et en certain cas l’abstinence! Il ajouterait enfin, raisonnant ici très justement, que l’essence de la monarchie réside dans l’irresponsabilité de la personne royale, parce que, l’humanité étant faillible, on ne peut accorder à un homme un pouvoir inamovible qu’en s’engageant à ne pas lui demander compte de ses fautes. Or l’exemple de Louis XVI, de Napoléon, de Charles X et de Louis-Philippe, tous appréhendés au corps pour des crimes réels ou imaginaires, prouve que l’irresponsabilité royale, quand elle ne s’appuie plus sur le prestige populaire, est une fiction difficilement respectée par la vivacité française.

Tout cela sans doute ne fera pas que la France devienne républicaine; mais c’est assez pour expliquer pourquoi chacun est resté dans sa conviction, et pourquoi la France se trouve encore aujourd’hui divisée, comme avant 1848, en deux parts très inégales, formées l’une d’un petit nombre de républicains, l’autre d’une immense majorité de royalistes inconséquens. Bien plus, la constitution qui nous régit semble avoir pris acte de ces inconséquences pour les consacrer par la loi, car, en rétablissant le pouvoir monarchique, elle n’a point supprimé celui de ses articles qui déclare le chef de l’état responsable devant le peuple français[1]. Elle ne nous dit pas,

  1. Constitution du 14 janvier 1852, art. 5.