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épargné ce contraste, personne ne les accuserait, j’en suis sûr, d’avoir outrepassé les droits de l’amitié.

Où se serait arrêtée sur la pente du socialisme et de la révolution extrême cette descente graduelle, mais rapide? On comprend maintenant pourquoi nous ne nous permettons pas de répondre à cette question. Assurément Carrel avait l’intention de marquer son temps d’arrêt quelque part : il se proposait même très nettement, une fois la république établie, de la purger de tout alliage trop révolutionnaire. « Nous avons, écrivait-il, une monarchie à renverser : nous la renverserons, et puis il faudra lutter contre d’autres ennemis. » On ne pouvait prévoir plus juste ni de plus loin le 24 juin derrière le 24 février; mais quinze années devaient s’écouler encore avant l’accomplissement de la prédiction, et chacune de ces années aurait apporté en s’écoulant quelques concessions de paroles et quelque engagement d’honneur de plus. Et dès que Carrel avait fait un, pas, que ce fût de gré ou de force, il ne reculait point. Sur quel terrain l’aurait trouvé la marée de 1848?

Un coup imprévu mit fin à ces incertitudes. Armand Carrel, blessé dans un duel contre M. Emile de Girardin, succomba à trente-six ans, le 24 juillet 1836. A la douleur de voir s’éteindre dans son plein éclat une brillante intelligence vint s’ajouter la sombre impression produite par une fin obscure et sanglante. Nul intérêt en apparence dans la cause même du combat, et à ce moment nulle renommée encore chez l’adversaire : une simple dispute de concurrence sur le prix de deux journaux. C’était peu pour le sacrifice d’une telle vie dans une telle jeunesse. Et cependant derrière ce débat insignifiant se cachait, à l’insu peut-être des deux combattans, une querelle plus importante. Destinés à demeurer l’un et l’autre les deux réputations les plus populaires de la presse parisienne, ils en représentaient deux types différens et comme deux faces opposées. Pour Carrel, la presse n’avait pas cessé d’être avant tout un instrument de parti destiné à marquer fortement une ligne politique bien tranchée. C’était un sapeur qui frayait la voie d’une armée et un héraut qui la ralliait après le combat. L’activité fiévreuse de son jeune adversaire l’avait mis sur la trace d’un usage de la publicité tout différent. Une presse qui, au lieu de s’attacher au point fixe d’aucune conviction bien définie, s’adresserait au contraire à cette partie flottante du public dont l’opinion dispose, la séduirait par l’appât de l’économie, la réveillerait par l’étrangeté des paradoxes, saurait deviner ses caprices et les devancer, tel était le rôle nouveau que le bouillonnement d’un esprit aventureux avait eu le mérite d’imaginer et se sentait capable de remplir. De ces deux manières d’envisager la presse, celle de Carrel était plus relevée sans doute, mais déjà peut-être un peu surannée. Elle supposait aux croyances une