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à Pichichia. En ceci, il fallut lui céder, et il fut convenu qu’après souper elle serait conduite à l’Annunziata par une servante de l’auberge.

Toutes ces négociations m’avaient pris beaucoup de temps. Il était plus de six heures, et à six heures je devais être chez la marquise Capranica. J’y courus en toute hâte. Après m’avoir attendu, on s’était mis à table. Je me confondis en excuses, et pour me justifier je racontai mon aventure. Tous les convives prirent le plus grand intérêt à l’héroïne de mon histoire. Les questions pleuvaient de tous les bouts de la table. Travaillée par la misère, Pichichia aurait excité peu de pitié ; mais, malheureuse par amour, elle ne trouvait que des cœurs compatissans. Les Florentins passent pour avoir été de tout temps plus forts en économie domestique qu’en économie politique, et encore aujourd’hui ils sont accusés par les autres Italiens d’une excessive parcimonie. Cependant les invités parlèrent aussitôt de se cotiser pour acheter à Pepe la voiture et les chevaux qui devaient enlever le consentement des parens Cardoni à son mariage avec Pichichia.

Au nombre des convives se trouvaient deux jeunes filles : une nièce de la marquise et l’une de ses amies, fille d’une princesse sicilienne fixée à Florence. Celle-ci exprimait hautement et vivement sa sympathie pour la pauvre contadine inconnue dont elle venait d’apprendre le dévouement amoureux. L’autre gardait le silence. Était-elle insensible, ou cachait-elle son émotion sous une indifférence jouée? Ne la connaissant point, je ne pouvais lire dans le fond de son cœur. Feinte ou sincère, son impassibilité au milieu de la compassion universelle excita ma curiosité, et je l’observai plus attentivement. Son visage et toute sa personne appartenaient au type florentin le plus pur. J’ai ouï dire à plus d’un voyageur qu’à Florence le sang n’est pas beau. Peut-être en effet la beauté des Florentins, des Florentines surtout, car c’est principalement des femmes qu’il s’agit, n’est-elle pas de celles qui frappent à première vue. Elles n’ont ni la plénitude de formes qui plaît au statuaire, ni la régularité de traits que recherche le peintre. Elles sont belles pourtant, mais d’un autre genre de beauté. Elles attirent par la distinction de leurs formes et de leur tournure, par l’expression fine et intelligente de leur physionomie. Dans le charme qu’elles exercent et qu’on ne tarde pas à ressentir, il n’y a rien de platonique, mais tout est élevé et délicat[1]. Si elles n’ont pas l’imposante gravité de la matrone ro-

  1. Florence passe pour une ville où les mœurs sont très relâchées. A en juger par les apparences, on ne s’en douterait pas tout d’abord. Au théâtre et jusque dans la rue, le vice lui-même se cache sous une froideur jouée qui peut faire illusion aux étrangers.