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l’âme et les entrailles. Depuis le tribun romain dépouillant la poitrine du vieux soldat poursuivi pour dettes pour en compter les blessures en plein Forum, la grande corde de l’éloquence populaire a toujours été une compassion ardente, et au besoin même un peu amère, pour les souffrances de l’indigent. La misère, c’est l’inépuisable ressource, le plus fécond des lieux oratoires pour un tacticien démocratique. C’est ce spectre livide que la parole du tribun fait apparaître dans la splendeur des fêtes du riche, et qui vient à sa voix secouer en sursaut le sommeil des heureux de ce monde. Réveiller ainsi par un terrible memento l’enivrement ou l’indifférence des sociétés florissantes, faire arriver le cri du pauvre aux oreilles qu’assourdit le bruit des affaires ou des plaisirs, c’est le métier, c’est le triomphe, je dis plus, c’est le devoir d’une opposition démocratique. C’est là son utilité sociale et son rôle dans un pays libre. Mais pour le remplir avec succès, pour être l’organe de la misère, et lui faire tenir sa place dans le concert des voix d’une grande nation, la première condition, c’est de la connaître, et pour la connaître, sinon de l’avoir éprouvée soi-même, au moins de l’avoir vue de près, sondée à fond, d’avoir frémi à son aspect jusque dans la moelle de ses os, et de prendre à y attacher ses regards un sombre plaisir de curiosité et de sympathie. A dire le vrai, j’ai rarement rencontré dans les publications démocratiques françaises cette préoccupation sincère du sort des pauvres qui seule peut produire des peintures vives et pathétiques. Sous ce rapport, d’autres nations moins démocratiques dans leurs institutions ont, si j’ose parler ainsi, l’imagination plus populaire. Il est tel roman d’une femme pieuse ou d’un ministre dissident d’Angleterre qui fait mieux ressortir la misère dans sa réalité poignante que les pamphlets ampoulés écrits en France sur le sort des travailleurs. C’est qu’il nous est resté de nos habitudes d’éducation classique, et malgré de récentes débauches littéraires, un certain goût de noblesse constante dans les images; or la misère, la misère vraie, avec les faiblesses qu’elle engendre et qu’elle excuse, avec les souillures où elle croupit, est ce qu’il y a au fond de plus digne d’intérêt en ce monde, mais aussi ce qu’il y a de plus triste, de plus terne, de moins poétique dans la forme. La plaie que portent aux flancs nos cités populeuses n’est pas une noble blessure d’où coule un sang généreux, c’est un ulcère fétide que des haillons recouvrent. Nos tribuns sont presque tous trop bien élevés pour arrêter leurs yeux sur de tels spectacles. Carrel en particulier avait le goût bien trop délicat. Le moins romantique des hommes, il n’avait jamais compris le rôle qu’on voulait faire jouer au laid dans les arts : il portait cette pruderie d’imagination en politique. Aussi, lors même qu’il plaidait la cause du pauvre, on voyait qu’il n’avait guère vécu avec