Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on fît, une pâture suffisante à leur promettre. L’argumentation à double face de Carrel ne satisfaisait donc complètement personne et renvoyait tout le monde à vide : elle réfutait des objections plutôt qu’elle ne faisait naître des convictions, elle embarrassait des adversaires plutôt qu’elle n’enthousiasmait des amis.

Disons tout, les révélations de M. Littré nous font connaître que Carrel, estimé, apprécié, dont personne ne mettait la parole en doute et ne méconnaissait les services, n’inspirait pourtant pas de confiance à son parti; on le surveillait, on le chicanait, on le tenait en bride et en suspicion. C’est que (chose étrange) la loyauté seule ne fait pas naître la confiance dans les partis, c’est la sympathie surtout qui la produit. Les hommes ne s’abandonnent tout à fait qu’à ceux qui leur ressemblent. Il est des différences de nature qu’ils devinent très rapidement, par un instinct délicat, on dirait presque par un odorat subtil, et qui l’emportent sur toutes les communautés d’intérêt et d’opinion. Carrel, jeté dans le parti populaire, était l’homme le moins populaire du monde. Rien dans sa personne qui sentît le peuple, rien par conséquent qui l’attirât : des sentimens durables et comprimés, dans sa conduite plus de tenue que d’élan, dans son ambition plus d’orgueil que de vanité, dans ses haines plus de fiel que d’emportement, dans sa parole plus de nerf que de flamme, en un mot tout un ensemble de qualités bonnes et mauvaises, mais toujours fines et profondes, qu’est-ce que cela avait de commun avec le peuple, chez qui tout, bien ou mal, est toujours porté violemment à la surface? Carrel n’était pas un tribun, dit M. Littré. Je le crois sans peine. Un tribun parle à la foule, il en a le langage et l’accent, et par moment, quand sa voix gronde et quand sa poitrine se soulève, on ne sait si c’est lui qui parle ou elle qui répond. En lisant certaines harangues de Mirabeau ou d’O’Connell, qui ne se sent en pleine place publique? qui ne croit se sentir soulevé par les ondulations de la multitude ou assourdi par ses rugissemens? On n’a point de telles illusions en lisant les polémiques savantes d’Armand Carrel. La seule image qu’elles présentent à l’esprit est celle d’une lampe nocturne brûlant dans un cabinet. Rien même qu’à regarder le portrait très agréable qu’on nous présente en tête du second volume de cette collection, on ne s’imagine pas quel effet aurait produit à distance, sur une foule assemblée, cette figure fine, cette poitrine serrée d’où ne pouvaient sortir que de faibles sons, ces yeux voilés qui ne devaient laisser échapper que les étincelles d’un feu discret; on ne se figure pas Carrel monté sur une borne, dans la rue, pour haranguer une émeute.

Ce n’étaient pas seulement les dons ou, comme on dit au théâtre, les moyens de l’orateur populaire qui lui manquaient, c’était aussi