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néral et comme le souffle de toute sa discussion attestait une inspiration différente. Sa république ne se présentait pas armée de bâillons et de menottes, de lois d’exception et de lois des suspects : elle appelait au contraire et bravait la contradiction; on voyait qu’elle n’avait pas eu son berceau placé entre la place de Grève et la Conciergerie; elle aspirait à humer l’air libre qui a fécondé les vastes solitudes du Nouveau-Monde. Assez peu sensible, on le voyait, aux bienfaits tant célébrés pourtant par ses amis de la centralisation administrative, il ne craignait point de demander sans relâche de vastes libertés communales, et le gouvernement du pays par lui-même à tous les degrés. Enfin, bien qu’obligé par le credo de son parti à poursuivre la souveraineté du peuple absolue comme but et l’extension illimitée du droit de suffrage comme moyen, il réservait avec soin et même avec une sorte de jalousie la liberté légitime de l’individu contre le despotisme anonyme et collectif de la foule. Il se sentait trop libre, trop fort, et, tranchons le mot, trop supérieur, pour se résigner à être jamais absorbé et confondu dans la masse. Toutes ces thèses diverses, soutenues avec persévérance et avec un talent croissant, entrecoupées par une intervention animée dans la politique quotidienne des chambres, relevées par des procès, des plaidoyers, par mille incidens dramatiques, honorées enfin par une loyauté constante, eurent bientôt fait de Carrel l’homme le plus important de la presse parisienne, et élevèrent même sa situation au-dessus de celle qui appartient ordinairement à un directeur de journal. Pour la première fois depuis le 18 brumaire, on se reprenait à estimer la république dans sa personne. Réussit-il cependant à créer autour de lui un parti républicain à sa guise et à en être le représentant véritable ? Le contraire apparaît très évidemment, même dans le tableau que nous présentent ceux de ses amis qui subirent le plus directement son influence. Au fond, Carrel, après avoir pris le change lui-même, cherchait à le donner à son tour. Un fonds de sophisme perçait dans son argumentation, une dissonance insensible sur chaque motif isolé, mais perçue dans l’ensemble par l’oreille la moins exercée. La république ne pouvait être à la fois si innocente et si efficace qu’il la peignait : avec ses deux chambres, son chef unique, son sénat propriétaire, la république américaine de Carrel ressemblait trop à une monarchie, et surtout à une monarchie créée la veille, pour que personne, satisfait ou mécontent du présent, se donnât la peine de lever le doigt pour changer. Ceux qui avaient quelque chose à perdre n’étaient nullement disposés à le risquer uniquement pour le plaisir d’avoir un chef rééligible à la place de celui qu’on venait d’élire, et quant à tous ces appétits faméliques qui se groupent autour d’une révolution en espérance, douze millions de liste civile n’étaient pas, quoi