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avoir connu l’original. Il faut admirer aussi l’art avec lequel il tempère l’attaque la plus virulente, de manière à ménager les points sensibles chers aux intérêts conservateurs de tous les gouvernemens et de tous les partis. On dirait un chirurgien consommé qui sait exactement jusqu’où son couteau peut mordre dans les chairs sans causer au patient une de ces convulsions de douleur qui lui font repousser l’opérateur et l’instrument. Avec les impatiens de son nouveau parti, avec ceux qui en veulent moins au trône qu’à la société et demandent à la république d’établir le paradis sur la terre, il soutient du même ton une gageure d’une autre espèce. Il n’y a point d’effort qu’il ne fasse pour persuader à ceux-ci qu’un simple changement dans le pouvoir exécutif (la substitution d’un président électif à un roi héréditaire) doit suffire à lui seul pour opérer toute une révolution économique. La suppression de la liste civile, la réduction des traitemens de quelques gros fonctionnaires, quelques mesures de liberté commerciale, quelques remaniemens d’impôts, il n’en faudra pas davantage pour que la république calme par enchantement ce qu’il y a d’aigu dans la misère des classes souffrantes. Ainsi la république ne changera rien, et pourtant elle changera tout : les uns n’ont rien à en craindre, et les autres peuvent tout s’en promettre.

Mais ce qui est plus digne de remarque encore que ces tours d’artifice un peu subtils, c’est l’accent généreux et sincèrement libéral qui anime toute la polémique de Carrel. C’est par là, c’est par un goût cordial et un respect véritable pour la liberté que Carrel était vraiment novateur et s’écartait des habitudes de la doctrine républicaine. La république, on le sait en effet, n’avait jamais mis parmi nous la liberté en première ligne de ses préoccupations : sans lui refuser un culte nominal, elle lui faisait toujours prendre le pas derrière d’autres divinités plus exigeantes, derrière l’égalité d’abord, première passion d’un peuple démocratique, et ensuite derrière cette puissance mystérieuse et fatale qui habite sur des ruines et se nourrit de sacrifices humains, et qu’on appelle d’un nom vague, mais clairement commenté par les faits, la révolution. C’est au nom de la révolution et par l’organe de ses comités de salut public que la liberté avait reçu dans ses prérogatives essentielles, dans les droits d’être, de penser, de parler, de posséder, de se mouvoir, les plus mortelles blessures qui l’aient jamais atteinte. Il était de règle, il l’est encore malheureusement dans trop de cénacles républicains, que, dès que ce qu’on nomme la révolution est en cause ou seulement prend peur, elle a le droit de commander à la liberté de se voiler et de se taire. Carrel avait trop de préjugés à dissiper dans son propre esprit et à ménager dans son langage pour rompre complètement en visière avec cette tradition funeste; mais l’esprit gé-